L’École aux frontières de la république ? Note d’intention de la Décade 2015
Comment le cinéma a-t-il abordé la question de l’école et développé un imaginaire autour de cette institution sensible ? Pour des réalisateurs anarchistes, comme Anderson et Vigo, le cinéma est un lieu de révolte contre la société et toute institution est un ennemi. Dans Zéro de conduite et If, l’école est un pilier de la société d’ordre à abattre. Mais c’est de la fiction… Cette vision satirique et manichéenne est beaucoup plus nuancée dans le cinéma documentaire moderne dont Wiseman est un des grands maîtres. Fidèle à sa démarche de mise en question des institutions, dans High School, Wiseman interroge l’ambiguïté profonde de la société américaine.
Comment le cinéma de fiction français aujourd’hui parle-t-il de l’école ? Nous avons choisi de montrer des films dans lesquels les professeurs mènent un véritable combat civique, à la fois en résistant à l’absence d’horizon possible offert par l’école à de jeunes français non privilégiés et en défiant la désespérance que le corps enseignant aurait largement intériorisée. Dans Les Héritiers et L’Esquive, au sein de l’école les élèves sont des sujets à part entière, ils sont respectés comme des citoyens pour lesquels la transmission scolaire est un véritable outil de prise de conscience sociale et culturelle. Avec Le COD et le coquelicot, Jeanne Paturle et Cécile Rousset dépeignent avec humour, poésie et finesse, les affres de l’enseignement dans des « zones » dites « sensibles » à partir des voix de cinq instituteurs d’une école primaire du nord de Paris, associées à différentes techniques d’animation : un film plein de grâce, humour et intelligence.
Entre fiction et documentaire, L’Apprenti, à sa façon, parle de transmission, mais d’une autre transmission, celle de la confrontation précoce au monde du travail, débouché de l’institution scolaire pour de nombreux jeunes dont on parle très peu dans le cinéma d’aujourd’hui.
« La puissance publique ne peut, même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » disait Condorcet, en 1791 dans son discours sur l’instruction publique, devançant ainsi l’émergence de la question de la laïcité dans l’espace public. En 1937, un film emblématique du cinéma du Front populaire, Jeannette Bourgogne, revendique la laïcité comme un vrai combat. Aujourd’hui On ne peut pas faire boire un cheval qui n'a pas soif évoque une transmission qui glisse de la laïcité à la citoyenneté : ré-articulation dans un contemporain plus complexe et nuancé ?
Le droit à l’école n’est jamais gagné : My Sweet Pepper Land, raconte le combat d’une institutrice pour l’accès de tous au savoir et particulièrement des petites filles au Kurdistan. Le maître du cinéma iranien Abbas Kiarostami dans Où est la maison de mon ami ? plonge dans le monde et le regard d’un écolier : la grande force humaine de ce film est de questionner les valeurs et la morale de toute une société.
Dans son Journal d'un maître d'école, un des chefs-d’œuvre du cinéma italien, Vittorio De Seta aborde une nouvelle manière d’enseigner : avec une grande fraîcheur, il invente une forme hybride qui dépasse toutes les catégories. Il implique dans le processus créatif les enfants, leurs familles, les habitants du quartier, les acteurs, appliquant ainsi au film lui-même les principes d’enseignement anti-autoritaire nés de 1968, et réconciliant les élèves avec l’école.
Filmer l’école touche par excellence à la question de l’altérité « Être au plus proche, ce n’est pas toucher. La plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre » disait le psychiatre Jean Oury, fondateur de la Clinique de la Borde. Cette position éthique forte devient principe esthétique dans trois films, d’époques et de formes très variées. Comment filmer les jeunes enfants sans les manipuler, sans donner d’eux une image figée ou idéalisée, sans les envahir avec notre imaginaire d’adulte ? Récréations, Espace et Ce n’est qu’un début, proposent une palette possible de façons de filmer, qui articulent des modes différents de distance entre les enfants et la caméra.
L’école est-elle encore un territoire sanctuarisé de la république ? Les films Je préfère ne pas penser à demain, La Chasse au Snark, Des caravanes dans la tête, montrent le réel fruit d’une société de chômage et d’exclusion et laisse entendre un peuple exclu de la sphère publique et médiatique. Au contraire, Quelle classe ma classe ! ouvre un possible, fait d’utopie, de pratiques collectives, d’écoute et de dialogue.
Dans ces moments difficiles pour la république, ces films de la Décade 2015 racontent l’école comme un lieu de tension et d’utopie, un espace d’actions et de paroles pour tous les citoyens - enfants, enseignants, parents. Comment s’en saisir ?