[Un livre - Une filmo] Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

Sélection réalisée en : octobre 2024

En avril dernier, nos partenaires des ECLM publiaient le livre de Sarah Cohen et Tanguy Martin intitulé «  De la démocratie dans nos assiettes. Construire une Sécurité sociale de l’alimentation  ». Les auteur·es y défendent l’idée que tout·e citoyen·ne peut avoir accès à une alimentation respectueuse de la santé, de l’environnement et des paysan·nes, en achetant ses produits dans des lieux conventionnés, sélectionnés au préalable par les usagers et les usagères qui auront cotisé. Un ouvrage instructif et inspirant que nous avons souhaité illustrer grâce à notre filmographie mensuelle pour laquelle nous avons choisi des documentaires qui, eux aussi, montrent qu’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) pourrait être la solution à une double précarité (alimentaire et paysanne) et la promesse d’un changement de société. De quoi regarder plus précisément ce qui se joue dans nos assiettes, en attendant de pouvoir approfondir tous ces enjeux lors du Festival Alimenterre qui se tiendra, comme chaque année, du 15 octobre au 30 novembre à travers toute la France.

Note : les pages indiquées entre parenthèses renvoient à l’ouvrage de Cohen et Martin. Les titres des films en accès libre sont suivis de (G), ceux des films disponibles en paiement à l’acte sont suivis de (VOD).

La filmographie est également disponible au format pdf ici.

Le droit à l’alimentation

En préambule, commençons comme les auteur·es de De la démocratie dans nos assiettes par rappeler que le droit à l’alimentation «  apparaît dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et qu’il a ensuite été précisé par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Conclu en 1960 et ratifié par 171 pays (sur 197) dont la France, il est normalement contraignant pour ses signataires  » (pp. 28-29). De même, il est bon de relire la définition qu’en propose Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial auprès de l’ONU : le droit à l’alimentation est «  le droit de disposer d’un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit aux moyens d’achats monétaires, à une nourriture qualitativement et quantitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique, physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne.  » (p. 29).

Il est alors clair que défendre le droit à l’alimentation, c’est défendre bien plus qu’un simple apport calorique et nutritif. Comme le dit très bien l’un des protagonistes de «  Territoires à VivreS  » (G) de Vincent Glenn (2022), «  l’alimentation, ce n’est pas juste remplir un estomac. C’est beaucoup plus large que ça, beaucoup plus transversal que ça. L’alimentation, c’est un lien social essentiel dans n’importe quelle culture. L’alimentation, c’est la base de notre santé aussi. [Et ça] a un impact énorme sur l’environnement.  » Toute la question, beaucoup plus complexe, devient alors de savoir «  comment, d’un bout à l’autre de la chaîne [alimentaire], on peut s’entraider pour proposer un système alternatif pour bien manger, de façon accessible et de façon durable  ?  ».

De la démocratie dans l’alimentation et les filières agro-alimentaires

Car force est de constater que, si le système agro-industriel dont nous dépendons majoritairement permet certes de nos jours de ne plus mourir de faim, il est cependant loin de pouvoir garantir le droit à l’alimentation pour tou·tes. Il entretient au contraire ce que Bénédicte Bonzi qualifie de «  violences alimentaires  » qui caractérisent la situation des personnes en situation de précarité face à l’absence de la reconnaissance de ce droit (pp. 30-31). Le film «  La Part des autres  » le montre très bien et tout est dit dès son synopsis : «  En 1960, une promesse a été faite aux femmes et aux hommes de ce pays : celle de les nourrir tous de manière satisfaisante. Cette promesse, le complexe agro-industriel construit pour moderniser l’agriculture ne l’a pas tenue. C’est un double appauvrissement que l’on observe aujourd’hui, celui des producteurs et celui des consommateurs. Plus que jamais l’alimentation, qui est au coeur des échanges humains, possède cette capacité à inclure et à exclure. Elle trace une frontière intolérable entre ceux qui ont le choix et ceux pour qui l’alimentation est source d’angoisse et de honte. Les pieds dans les champs céréaliers de Quentin ou la garrigue de Nathalie, au détour d’une discussion sur la bonne nourriture avec David, dans le quartier de Keredern à Brest ou auprès des bénévoles et dans les files d’attentes de l’aide alimentaire, La Part des autres pose le regard sur une multitude de situations vécues. Ces situations réunies permettent de questionner le système agricole dans son ensemble, jusqu’à imaginer une sécurité sociale de l’alimentation.  »

Ainsi, le film se fait-il le parfait écho de l’ouvrage de Cohen et Martin, dénonçant l’aide alimentaire qui devait être une réponse temporaire à une situation d’urgence mais qui est aujourd’hui conçue comme une politique pérenne et institutionnalisée. Or 95 % de cette aide alimentaire provient du secteur agro-industriel «  qui, pour maintenir les rayons de supermarché sans cesse achalandés, est en surproduction constante  » et produit des «  déchets parfaitement consommables  », «  des poubelles éthiques  » permettant aux industriels de faire du «  blanchiment social  » puisqu’ils peuvent défiscaliser ces surplus à hauteur de 75 % grâce au don alimentaire et ainsi diminuer leurs coûts de production… Un cercle sans fin, loin d’être vertueux (pp. 33-35). Un système par ailleurs largement soutenu financièrement par la politique agricole commune (PAC) européenne, comme le dénonçait déjà le film «  Small is beautiful  » d’Agnès Fouilleux en 2010.

Outre les failles d’un système incohérent qui pénalise au final consommateur·rices et producteur·rices, le film La Part des autres montre bien l’instrumentalisation de l’aide alimentaire et le creusement des inégalités. Sans compter les violences symboliques qu’elle peut générer, prenant souvent la forme d’une charité culpabilisante et moralisatrice, fléchant certains produits dans une démarche paternaliste qui définit à la place des premiers et premières concerné·es ce qui relève de prétendues «  bonnes pratiques alimentaires  » (pp. 39-40). Les différent·es protagonistes de La Part des autres et de Territoires à VivreS rappellent au contraire combien il y a besoin de passer de la charité au droit, à l’accès à une alimentation digne par et pour tous. Car non, l’aide alimentaire n’est pas toujours digne et les produits à consommer loin d’être sains. Et à la précarité sociale s’ajoutent alors des problèmes de santé graves, au gré des accumulations d’aliments pleins de sucre et de graisses.

S’inspirer de la sécurité sociale

Penser une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) permet au contraire d’amorcer une transformation émancipatrice pour chacun·e, de changer d’alimentation et donc de système alimentaire (p. 40). En d’autres termes, instaurer la SSA permettrait de mettre l’alimentation au service du changement vers une société plus juste et résiliente. Un propos qui tisse le fil rouge du film «  Recettes pour un monde meilleur  » (G) de Benoît Bringer (2019) : c’est une révolution alimentaire globale que nous devons accomplir, maintenant, tant il est crucial de changer notre modèle pour améliorer notre santé, celle de la planète et lutter contre les inégalités sociales et la pauvreté.

Évidemment, comme le rappellent les auteur·es, mettre en place la SSA impose de bien connaître les principes de base du système de la Sécurité sociale tels qu’imaginés en 1946 (p. 60), à savoir : l’unicité (une seule caisse, gérée par département), l’universalité (tout le monde y a droit et chacun·e participe par la cotisation), la solidarité (le financement se fait par socialisation d’une partie de la valeur produite par le travail) et la démocratie sociale (ce sont les salarié·es qui gèrent les caisses départementales). Même si bien des limites sont ensuite venues progressivement restreindre la Sécurité sociale dans sa forme initiale (pp. 62-63), c’est aussi justement pour apprendre de ses erreurs qu’il est nécessaire que le plus grand nombre d’entre nous se réapproprie cette histoire et ce fonctionnement afin de pouvoir mieux l’étendre à d’autres branches (alimentation, logement, énergie…). Le film «  La Sociale  » (VOD) de Gilles Perret (2016) est ainsi une bonne solution pour se rafraîchir la mémoire puisqu’il raconte avec entrain cette belle histoire de «  la sécu  » et en détaille les principes de base.

Du droit à expérimenter et du devoir de ne plus attendre

Au fond, La Sociale nous rappelle l’essentiel : que la Sécurité sociale est le produit de luttes sociales. Elle est – pour reprendre la belle formule de Nicolas Da Silva – «  une institution politique née d’un conflit non institutionnalisé  » (p. 105). Et celles et ceux qui se sont battu·es pour qu’elle devienne réalité n’ont pas attendu d’expertise technique ou autre validation de faisabilité de la part d’une quelconque instance gouvernementale. De même, les partisan·es d’une sécurité sociale de l’alimentation doivent assumer ce que Cohen et Martin qualifient de «  droit à l’expérimentation  », en se basant sur des fondements existants.

Et l’existant est déjà conséquent  ! L’ouvrage évoque l’aide alimentaire alternative, les cuisines collectives, l’éducation populaire à l’alimentation… toute une série d’initiatives que l’on retrouve grâce à des exemples concrets dans les films précédemment cités. Dans La Part des autres, il s’agit d’une épicerie solidaire qui prouve combien ces lieux sont nécessaires pour que les publics précaires fassent leurs courses avec dignité. Territoires à VivreS nous fait quant à lui rencontrer cinq associations dont l’action va des jardins partagés/jardins d’insertion aux groupements d’achats, ateliers de cuisine collectifs et autres épiceries solidaires. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans ce film de Vincent Glenn, c’est qu’il suit en plus le processus récent d’expérimentation de la Sécurité sociale de l’alimentation lancé par ces associations en 2021 sur quatre territoires pilotes : Lyon, Marseille, Montpellier et Toulouse. En montant un comité citoyen, elles ont souhaité renforcer leurs coopérations en faveur d’un accès digne à une alimentation de qualité pour tou·tes. L’expérience montre bien la nécessaire singularité de ces caisses de SSA existantes qui adaptent leur fonctionnement à la réalité de leur territoire.

Les trois piliers sur lesquels reposent ces caisses SSA et donc cette nouvelle politique agricole et alimentaire commune visant à mettre à distance l’économie capitaliste (pp. 60-75) sont par ailleurs explicités dans La Part des autres. On retrouve les principes de base de la Sécurité sociale vus plus haut : l’universalité (tout·e citoyen·ne, quel que soit son statut, a le droit à un budget consacré à son alimentation), le conventionnement démocratique (ce sont les usagers et usagères de la caisse locale qui élisent les lieux (épiceries paysanne, magasin de producteurs, AMAP, etc.) et les produits remboursés, ainsi que leur taux de prise en charge selon plusieurs critères (lieu de production, pratique agricole, conditions de travail, etc)), enfin le financement par cotisation (les usagers et usagères de la caisse cotisent en fonction de leurs revenus, en complément de fonds publics et privés).

Un processus rafraîchissant et inspirant qui sort du caritatif et de l’idée que si les personnes précaires mangent mal, c’est parce qu’elles auraient besoin d’être «  éduquées  ». Comme l’explique l’une des protagonistes du film Territoires à VivreS, la mise en place de caisses tests de SSA permet au contraire de «  faire avec  » ces personnes et de favoriser leur émancipation par la reprise du contrôle de leur alimentation. Cela permet également à chacun et chacune d’entre nous de bien faire la distinction entre ce qui relève de notre responsabilité propre et de celle des pouvoirs publics.

Ces nouvelles voies passent toutes par une alimentation de qualité et de saison, prouvant que l’agriculture paysanne et biologique n’est pas forcément plus chère que l’agriculture conventionnelle importée. Mais à condition que cette agriculture bio soit locale, contrairement aux 2/3 des produits bio consommés à l’heure actuelle qui, comme le montre le film «  Regards sur nos assiettes  » (G), étaient achetés en grande surface et provenaient de circuits longs, totalement intégrés au système économique majoritaire avec d’importantes marges captées par des intermédiaires. Au cours de leur enquête, les six étudiant·es en ingénierie d’espace rural qui ont réalisé le film arpentent le territoire de la région d’Annecy pour trouver les réponses là où ils et elles consomment. Le groupe découvre alors l’innovation et le bon sens d’expériences positives au coin de chez lui, viables économiquement et qui vont dans le sens d’une valorisation globale du territoire et du développement des liens sociaux.

C’est d’ailleurs l’autre vertu du système reposant sur la SSA qui relocalise l’alimentation et s’attaque au fameux «  paradoxe de la faim  », le fait que celles et ceux qui produisent de la nourriture ne mangent pas à leur faim car leur activité ne leur permet pas de dégager des revenus suffisants pour se nourrir – un phénomène mondialement répandu et que résume de manière très efficace le court métrage éponyme (G) réalisé par SOS Faim en 2020. Alors que les paysan·nes doivent aujourd’hui faire face à des revenus faibles, la Sécurité sociale de l’alimentation leur assurerait un nouveau marché et leur dégagerait de la trésorerie en direct : le budget mensuel alloué à chaque consommateur·rice et qui doit être dépensé dans des points d’achats conventionnés localement est une assurance pour les producteurs et productrices de pouvoir vivre de leur travail. Sans compter que ce budget à dépenser dans l’agriculture paysanne et locale pourrait motiver d’autres paysan·nes à s’installer…

Conclusion

On l’aura compris : parler de Sécurité sociale de l’alimentation, c’est prôner une approche globale et viser un changement systémique. Mettre de la «  démocratie dans nos assiettes  », c’est répondre aux besoins des populations et non créer des profits. C’est sortir l’alimentation de la sphère capitaliste et avoir recours à des formes sociales émanant de l’ESS. C’est «  lutter contre la stigmatisation et l’exclusion des populations pauvres, contre les difficultés de leur accès à une alimentation de qualité choisie, tout en répondant à l’urgence d’une transition agricole et alimentaire sanitaire, écologique et sociale, ainsi qu’en revalorisant le travail nécessaire à cela  » (p. 82). Nous finirons comme nous avons commencé en citant les propos des auteur·es de De la démocratie dans nos assiettes (p. 110), et en espérant que notre filmographie du mois, à l’instar de tous les films de notre Base TESSA répertoriant les initiatives positives et concrètes de la transition, a su s’en faire l’inspirante illustration :

«  Penser, proposer et se projeter dans un système plus juste, et non plus seulement analyser les errances de notre monde, nous paraît utile pour réenchanter nos luttes.  »

Du côté des festivals

Pour aller plus loin