Bonus ! Entretien avec Stéphane Hessel
Stéphane Hessel, alors Président d’Honneur d’Autour du 1er mai, nous avait accordé cette entrevue en lien avec le thème de la décade 2013 : Étranges étrangers…
Vous avez affaire à quelqu’un qui a commencé par être allemand et qui est devenu français à l’âge de 7 ans, enfin qui avait commencé à vivre en France à l’âge de 7 ans, et qui a donc connu l’existence d’un petit enfant étranger accueilli en France, année 1924, période où l’allemand était quand même encore le « boche » puisque la guerre n’était terminée que depuis 5 ans.
Cependant, non seulement je n’ai aucun souvenir d’avoir été rejeté, d’ailleurs pas plus que mon frère qui avait 3 ans de plus que moi et qui lui au moins connaissait déjà un peu le français, mais nous avons tous les deux reçu, à la fin de la première année de notre école communale de Fontenay-aux-Roses, le prix de bonne camaraderie, c’est quand même assez fort !
Donc, le fait que nous parlions mal, et que nous étions visiblement de l’autre bord, du point de vue de notre nationalité, n’empêchait pas la France de nous accueillir. Il n’y avait pas de racisme ou de xénophobie, sensible au moins pour les deux petits garçons, même si l’ouverture des frontières, dans ces années d’entre deux guerres, sans doute nécessaire pour les raisons économiques -c’est toujours ça qui fait venir en grand nombre les immigrés - a fait subir aux Polonais et aux Italiens beaucoup de xénophobie. Mais, pour moi au moins ça n’existait pas.
Comment expliquez-vous cette différence entre vous, les petits Polonais, et les petits Italiens ?
Je suppose que d’abord nous n’étions pas nombreux, il y avait juste mon frère et moi. C’est plus facile d’accueillir deux camarades que d’accueillir une flopée d’ouvriers qui vous prennent peut-être le travail. Donc ça n’a rien de très surprenant, je pense d’ailleurs que ce n’est pas une expérience individuelle. Beaucoup d’étrangers qui sont devenus français ou qui sont arrivés en France dans ces années-là ont été bien accueillis. Ceci dit, si on a un peu d’argent ça va mieux, si on n’en a pas ou peu, ça va plus mal, ça, c’est constant, c’était sûrement vrai aussi à cette époque.
Alors, après ça nous allons franchir 60 ans pratiquement, je ne me suis plus préoccupé de la question des étrangers en France jusqu’à 1985. Et cependant… J’ai eu toutes sortes de postes où la question de la relation aux étrangers pouvait exister.
Par exemple pendant 5 ans, de 1959 à 1964, j’étais directeur au Ministère de l’éducation nationale, dans la Direction de la coopération avec l’étranger. C’est une époque où j’ai commencé à bien comprendre le problème des non francophones qui venaient en France, y compris d’ailleurs des africains. Et j’ai assisté à plusieurs tentatives, l’une qui s’est appelée l’AFTAM, qui existe toujours (Association française pour les travailleurs africains et malgaches) qui consistait à leur trouver des modes de logement et d’apprentissage de la langue française. On a fait un assez gros travail là-dessus, dont des traces restent encore. J’étais en contact avec le monde entier. J’allais en Angleterre pour voir comment la culture française était accueillie en Angleterre, en Allemagne pour voir comment les universités acceptaient les équivalences de diplômes. Mais ces gens-là n’étaient pas des étrangers qui posaient un problème spécifique d’immigration.
Le problème des étrangers en tant qu’immigrés j’ai commencé à le connaître en 1985. C’est la date où Jean-Marie Delarue, qui était au Plan à l’époque, m’a demandé de présider une commission chargée d’un rapport sur l’immigration. Alors c’est là que j’ai pu travailler avec des gens qui connaissaient très bien ce problème, et notamment un merveilleux algérien, dont le nom est connu, Abdelmalek Sayad. C’était un type tout à fait intéressant, cultivé, très calé.
Cette commission est arrivée à des conclusions simples : l’immigration est un bienfait pour la France, heureusement la France est un pays qui accueille les immigrés, sans quoi, ni sur le plan démographique, ni sur le plan multiculturel, elle ne pourrait occuper la position qu’elle occupe.
57% des français ont au moins un grand-parent étranger. Donc c’est vous dire que notre rapport essayait de lutter activement contre ce qui était déjà essentiellement les thèses du front national, mais très largement répandues aussi dans la droite française. L’idée que ça coûte cher, l’idée que ça multiplie les risques de chômage, ce sont des idées que nous essayions de combattre, pas seulement par des mots, mais par des statistiques. Ce rapport, paru en 1987 Immigrations, le devoir d’insertion a été soumis naturellement au gouvernement, et il a fini dans une armoire.
On pourrait le retrouver ?
Oui sûrement. Il a été d’ailleurs un tout petit peu repris lorsque Stoléru est devenu ministre de l’immigration.
Remontons un peu le temps …
En 1975, donc 10 ans avant, je suis mis à la porte du ministère de la coopération à cause de l’échec de ma mission pour libérer Françoise Claustre. Giscard dit « je ne veux plus voir Hessel au ministère ». Et pour me donner quand même quelque chose à faire, Paul Dijoud, qui est à ce moment-là ministre chargé de l’immigration, me demande de mettre en place et de présider, un office qui s’appelle Office National pour la Promotion Culturelle des Immigrés.
Passionnante entreprise qui a donné lieu entre autre à une émission à la télévision que nous avons appelé Mosaïque, dont l’idée, comme celle du rapport de 1985 qui va venir plus tard, était la suivante : nous avons de la chance d’avoir des immigrés de nombreuses régions. Il est souhaitable qu’ils restent attachés à leur culture d’origine, c’est ce qui fait pour nous leur intérêt particulier, mais plus encore il faudrait qu’ils bénéficient non pas seulement de leur culture d’origine et de la culture française, mais aussi des nombreuses autres cultures d’autres immigrations qui font de notre pays un lieu particulier de multiplicité des contacts et des connaissances. Tout ça est assez clair, pas très facile à mettre en œuvre, pour essayer d’avoir des documents intéressants, théâtre, musique, etc. des différentes composantes de l’immigration. Il a fallu un important travail. J’avais la chance extraordinaire d’avoir comme numéro un de mon équipe, comme mon principal conseiller, un garçon qui s’appelle Gougenheim, qui est malheureusement mort, mais qui a fait un travail beaucoup plus important que moi. Mais j’étais là pour le soutenir.
Vous rappelez vous particulièrement d’émissions qui vous ont marqué ?
Je sais que ce qui avait le plus de succès c’était le Sénégal parce qu’il y avait pas mal de productions de documents sénégalais, il y avait aussi des émissions sur la culture marocaine, italienne… C’était vraiment multiple et intéressant. Ça a duré 5 ans, donc même bien après que j’ai quitté l’office, les émissions ont continué. Et c’était un algérien qui en était le principal réalisateur.
Alors nous allons sauter de nouveau quelques années, je me retrouve en 1996, face au problème des sans papiers. Me voilà de nouveau mobilisé par Ariane Mnouchkine, avec une quinzaine de gens merveilleux qui composent le collège des médiateurs… qui n’arrivent absolument pas à faire de la médiation !
Juppé nous envoie promener. Bref, expérience très intéressante humainement, qu’est-ce qu’on fait pour des Maliens, Sénégalais, qui réclament des papiers, alors qu’avant ils se dissimulaient plutôt, pour qu’on ne sache pas qui ils sont et qu’ils puissent continuer à travailler… Tout à coup un changement. Et l’homme qui prend en compte ce changement va être Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur de Jospin.
C’est vrai, alors qu’il n’a pas du tout cette réputation ?
Il avait auprès de lui un homme à qui il a confié des responsabilités dans ce domaine qui s’appelle Sami Naïr, qui a inventé l’idée de co développement, une idée dont je me méfie mais c’est quand même une idée nouvelle. Il fallait que les migrations contribuent à ce que les pays d’origine et les pays d’accueil travaillent ensemble pour leur développement.
C’était une idée sympathique. La première chose que Chevénement a faite quand il a pris ce poste, c’est de recruter pour travailler avec lui quelqu’un qui est précieux alors, Patrick Weil. Ce dernier, longuement au conseil pour l’intégration, est un homme qui a beaucoup fait pour ces problèmes, beaucoup plus que moi, c’est vraiment quelqu’un à faire travailler, à faire parler.
La première chose qu’il a faite c’est de régulariser, sur les 300 qui avaient été recueillis par Ariane Mnouchkine, 285 travailleurs sans papiers. Donc je rends grâce à Chevénement pour être le seul ministre de l’intérieur qui ait vraiment pris ce problème à cœur. Il n’a pas fait tout ce qu’il aurait pu faire, mais enfin il a beaucoup fait.
Voilà pour les dernières années du siècle. Depuis lors, malheureusement, ce problème n’a pas vraiment progressé, et on peut dire que le point où nous en sommes depuis l’élection de Hollande reste encore très peu travaillé : ce qu’a fait Manuel Valls à l’égard des Roms, est regrettable, même si ce n’est pas absolument étonnant. Ça veut dire que le problème n’est pas encore traité d’une façon constructive. C’est vrai qu’on ne peut pas laisser faire des manquements à l’ordre public qui risquent de créer de gros problèmes. Donc je ne suis pas de ceux comme il y en a eu là, qui tapent sur Manuel Valls.
Mais la première chose c’est que ce n’est pas à un ministre de l’intérieur d’être le principal interlocuteur des étrangers en France. C’est le rôle d’un ministre des questions sociales, comme ça a été le cas tout au long du vingtième siècle, et par conséquent, c’est aussi naturellement le rôle du ministère des affaires étrangères puisque l’essentiel de la solution de ce problème est un contact fort entre pays d’origine et pays d’accueil, c’est-à-dire entre la France et les quelques cinquante pays d’où les immigrés viennent en France.
Est-ce que vous pensez qu’ il y aurait pu avoir beaucoup plus de choses à faire pour lutter contre le travail au noir ?
Exactement. Si l’on disait que dès que quelqu’un vient, d’où que ce soit qu’il vienne, il est important que l’accueil français sache pourquoi il vient, ce qui l’a amené à quitter son pays, quelles en sont les raisons, et s’il souhaiterait retourner dans son pays dans de bonnes conditions. L’aider à retourner dans son pays, ça ne veut pas dire le mettre à la porte. Et, pour cela, il faut que les inspecteurs du travail soient très vigilants, et qu’à chaque fois qu’ils sachent qu’il y a des gens qui sont recrutés de façon irrégulière, avec des contrats de travail insatisfaisants, ils interviennent.
Est-ce que vous êtes optimiste pour le futur ? Est-ce que vous pensez que le sort réservé aux immigrés va changer ?
C’est très difficile, mais il y a heureusement des exemples, de pays qui ont déjà fait de gros progrès dans ce domaine, c’est avec eux qu’il faut s’entretenir : le Canada, les pays scandinaves, ça ne va pas bien partout mais il y a des progrès. Même les États-Unis ont fait un certain nombre de choses, tout en étant un mauvais pays d’accueil pour beaucoup des immigrés. Et il y a, je le reconnais le cas particulier des roms. Parce que les roms ont beau avoir comme tout le monde un pays d’origine, ce n’est pas l’important pour eux. Ils ont leur propre culture, ils ont leur façon de vivre soit dans leurs anciens pays d’origine, comme la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie.. soit dans leurs nouveaux d’arrivée, comme la France. Il faut essayer de voir comment ça peut être réglé. Ça ne devrait pas être un problème insoluble, mais c’est une question de territoire, et donc ça demande une grande subtilité dans les contacts.
Je suis très frappée par ce que vous dites du climat d’accueil que vous avez rencontré quand vous êtes arrivé dans les années 20 en France. Aujourd’hui la situation s’est énormément dégradée par rapport à cette période, alors qu’on sortait de la 1ère guerre mondiale. C’est très paradoxal cette situation.
Oui. Il faut dire ce qui a changé fondamentalement, c’est la nouvelle donne de la décolonisation. Un pays qui a décolonisé, c’est vrai pour l’Angleterre comme c’est vrai pour la France, va se trouver en rapport avec des ex-colonisés qui ont tout intérêt, lorsque ça va mal chez eux, à essayer de venir dans l’ancienne métropole. Et ça pose des problèmes psychologiques politiques très particuliers. Ces gens-là ont le sentiment qu’ils rentrent chez eux. La métropole pour eux, quelles que soient les bagarres surmontées, c’est quand même chez eux aussi. Et par conséquent leurs revendications sont aussi toutes différentes. Un Sri lankais qui arrive en France, sait que ce n’est pas du tout son pays, qu’il va falloir faire des efforts gigantesques, surtout ne pas râler, essayer de se faufiler, bon, il va se débrouiller. Un Algérien qui vit en France depuis longtemps peut-être, trouve tout naturel qu’il soit chez lui. Et c’est vrai pour le Burkinabé comme pour le Malien.
Ce qui est très étonnant, c’est qu’on appelle encore « enfants issus de l’immigration » des jeunes gens qui sont français, parce qu’ils sont nés en France même si leurs parents étaient étrangers. On continue,à leur dénier la nationalité française, alors qu’ils sont aussi Français que vous et moi.
C’est doublement paradoxal. De notre part c’est paradoxal parce que nous devrions être fier au contraire de penser que tout ça c’est des bons français. Mais de leur côté aussi c’est paradoxal car il n’est pas faux que les enfants d’immigrés même les petits-enfants d’immigrés, surtout de certaines immigrations, notamment de couleur de peau différente, ou de culture et de religion différentes, restent quelque part autre chose que des Français tout court. Et le vivent souvent comme un problème.
Est-ce que vous connaissez des expériences qui ont été au-delà de ces problèmes ? Des expériences intelligentes d’intégration ou de reconnaissance mutuelle ?
On va trouver, aussi bien dans la fonction publique, que dans les entreprises, un nombre considérable de gens qui sont issus de l’immigration, sortis parfois assez récemment de leur pays, et qui travaillent chez nous de façon tout à fait convenable. Et j’insiste toujours sur le fait que souvent ce sont eux qui créent des emplois. Donc contrairement à la thèse du FN, « l’immigration nous empêche de lutter contre le chômage », c’est souvent les immigrés qui créent des entreprises, ou développent des activités qui vont leur permettent de recruter d’autres immigrés ou de recruter des français.
Ce qui est frappant également, c’est qu’il y a des entreprises françaises qui ont vraiment démarré leur activité avec des travailleurs immigrés. Elles sont restées d’ailleurs, tant sur le plan entreprise que syndical, très attachées à ces gens. Là aussi il y aurait un travail de statistique à faire.
Il y a quelqu’un qui a beaucoup travaillé la-dessus, c’est Anicet Le Pors, ancien ministre communiste sous Mitterrand. Il avait mis sur pied, dans le cadre du Haut Conseil de l’intégration dont j’ai été membre pendant trois ans, une commission de statistiques, présidée par ce type intelligent et sympathique. C’est un travail très remarquable sur lequel il faudrait mettre la main.
Merci à vous Stéphane pour cet entretien.
Propos recueillis par Sylvie Dreyfus-Alphandéry
Présidente de « Autour du 1er mai »