Le Front populaire, par Michel Dreyfus
Le Front populaire a longtemps représenté une référence essentielle dans la mémoire de la gauche française car, pour la seule fois de son histoire, il a associé à une victoire politique plusieurs conquêtes sociales importantes. Plus tardivement que l’Allemagne et la Grande-Bretagne, la France est, depuis 1931, touchée par la crise économique : elle connaît 600 000 chômeurs en 1936. Ce chômage est atténué par le poids du monde rural, aussi fort, à cette date que celui des villes et de l’industrie ; toutefois, pour le monde du travail, la crise pèse sur les salaires et sur l’emploi.
Le Front populaire a aussi des raisons politiques. Divisés depuis 1920, communistes et socialistes ont été frappés par l’arrivée de Hitler au pouvoir puis ont craint, lors d’une émeute en février 1934, que le fascisme ne gagne la France. Dès lors, s’effectue un rapprochement entre PC et SFIO ainsi qu’entre les deux CGT rivales qui leur sont proches. En mars 1936, la dynamique unitaire favorise la réunification de la CGT. Deux mois plus tard, la gauche remporte les élections, la SFIO de Léon Blum passant de 97 députés à 146 et le PC de 10 députés à 72. Avec le soutien du Parti radical, la SFIO accède au pouvoir, pour la première fois de son histoire. La progression de la gauche est surtout celle du PC : il conquiert des bastions qu’il conserva jusqu’au début des années 1980, tout en préparant la conquête de la CGT qu’il achèvera à la Libération.
Avant même la formation du gouvernement, éclate le 26 mai la plus grande vague de grève que le pays ait jamais connu. Outre la grande industrie, le mouvement touche aussi les employés et s’accompagne souvent d’une occupation des lieux de travail, grande première dans l’histoire des luttes sociales de notre pays. Cette grève est vécue comme une fête par les ouvriers qui s’évadent ainsi de leurs conditions déprimantes d’existence et qui ont le sentiment de conquérir leur dignité : pour beaucoup d’entre eux, rien ne sera plus comme avant après cette expérience exaltante.
Dès lors, le patronat est acculé à des négociations qu’il refusait depuis plusieurs années. L’intervention du gouvernement, tout récemment intronisé de Léon Blum, facilite la négociation qui aboutit le 7 juin aux “ accords Matignon ” : semaine de 40 heures de travail, conventions collectives et deux semaines de vacances payées. Si les 40 heures sont attaquées dès 1938, les “ congés payés ”, comme le dit alors une droite hostile et méprisante, ne seront jamais remis en cause : dans la mémoire collective, ils resteront associés à “ Juin 36 ” et symbolisent l’accès du monde ouvrier et populaire aux loisirs et à la culture.
“ Ces lendemains qui chantent ” sont vécus comme un traumatisme par un patronat qui fait tout pour obtenir sa “ revanche sociale ”. Par ailleurs, le contexte international devient très vite défavorable pour le Front populaire. Dès juillet 1936, la Guerre d’Espagne divise les communistes qui veulent y intervenir et les socialistes qui, au nom du maintien de la paix, s’y refusent. L’unité politique de la gauche se disloque : en février 1937, Léon Blum décrète une “ pause ” des réformes et en juin, il démissionne. La démarche unitaire des communistes et des socialistes, français comme espagnols, a été fragilisée parce qu’elle n’a pas été soutenue par les autres socialistes européens : l’isolement des Fronts populaires, français et espagnols, a joué contre eux. Il n’empêche : en France, la mémoire du Front populaire considère ce denier comme un épisode privilégié de l’histoire de la gauche.
Michel Dreyfus