Armes à létalité réduite : le droit de manifester en péril ?

Sélection réalisée en : janvier 2024

En France comme dans nombreux autres pays, les armes à létalité réduite utilisées par les forces de l’ordre lors de manifestations mutilent et parfois, tuent. Parce qu’elles sont aujourd’hui utilisées de manière abusive, il est urgent d’encadrer et de réglementer leur production et leur commerce. C’est pourquoi Amnesty International lance une campagne de sensibilisation à ce sujet. Et c’est pourquoi nous vous proposons ce mois-ci une filmographie spécialement dédiée à la défense du droit de manifester que ces armes à létalité réduite mettent en danger.

Sont réunis ici des films que nous estimons d’utilité publique et que tout un chacun devrait regarder pour mieux comprendre comment et pourquoi ces armes sont apparues, mais aussi pour mieux saisir les enjeux du changement de doctrine du maintien de l’ordre que leur utilisation implique.

Des films qui peuvent être programmés lors d’une soirée ciné-débat, en accompagnement de la campagne d’Amnesty «  Manifestez-vous  !  ».

Les films dont le titre est suivi de (*) sont disponibles en ligne, pour la plupart en accès libre (les liens sont indiqués en bas des fiches films correspondantes, consultables au sein de notre base de données en ligne).

La filmographie est également disponible au format pdf ici.

Partout dans le monde, des milliers de personnes (manifestant·es ou passant·es) ont été mutilées et des dizaines d’autres tuées par des tirs d’armes à létalité réduite. En France, ces dernières années, des lanceurs de balles de défense (LBD), des gaz lacrymogènes ou des grenades de désencerclement ont souvent été utilisées en manifestation de façon abusive et non conforme aux règles d’usages des armes par les forces de l’ordre, définies par le droit international. Dans de très nombreux autres pays, comme le Liban, la Colombie ou encore le Chili, ces mêmes armes sont utilisées comme outil de répression contre les personnes qui manifestent. Amnesty International en a rencontré qui ont témoigné. Les cinéastes à l’origine des films que nous vous proposons ici aussi.

La violence d’État : une violence forcément légitime  ?

Mon pays imaginaire de Patricio Guzman (2022), qui sera projeté le 21 janvier 2024 au Majestic Bastille de Paris dans le cadre de l’Écran des droits (1), nous plonge au cœur de scènes devenues tristement familières ces dernières années. Nous sommes en octobre 2019 et alors que le Chili connaît une mobilisation extraordinaire, qu’un million de personnes descend dans la rue pour réclamer une société plus juste, la réponse officielle se fait sans appel et une violence extrême s’abat sur les manifestant·es. Police cagoulée, fourgons blindés, canons à eau… Le cinéaste filme la répression aveugle, les arrestations arbitraires, les mauvais traitements voire les actes de torture. 32 morts seront à déplorer parmi les manifestant·es, de nombreuses personnes y perdront un œil, des milliers seront blessés.

Ces images venues du Chili font naturellement écho à celles qui ont largement circulé pendant les mobilisations des Gilets jaunes en France (2) et que l’on retrouve notamment dans Un pays qui se tient sage de David Dufresne (*) (2020), au dispositif cinématographique original : le réalisateur projette sur grand écran ces images prises sur le vif, au cœur des manifestations, et y confronte différent·es intervenant·es (historien·nes, sociologues, philosophes mais aussi forces de l’ordre et manifestant·es) qu’il invite à réagir face caméra. De tous ces points de vue et expériences vécues, une passionnante réflexion émerge alors, sur la légitimité du pouvoir, sur la légalité de la violence, sur leurs limites et sur les choix politiques qui, toujours, les sous-tendent. De cette agora recréée le temps d’un film de cinéma une saine pensée se fait jour sur les violences d’un peuple répondant aux violences morales et financières d’un État qui est perçu comme ne remplissant plus sa part du contrat social.

«  L’État a le monopole du maintien de l’ordre. Mais est-ce que la violence est légitime  ? C’est une autre question.  »

Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies, dans "Un pays qui se tient sage"

Un changement profond de doctrine du maintien de l’ordre

Si les forces de l’ordre blâment souvent la radicalisation des manifestant·es, qui seraient plus violent·es que par le passé, il semble que de leur côté aussi les pratiques ont changé, opposant systématiquement aux mouvements sociaux des méthodes de plus en plus contestées et un armement sans équivalent en Europe. Alors, le maintien de l’ordre ne fait-il vraiment que réagir  ? Ou bien a-t-il une part de responsabilité dans la spirale de la violence  ?

C’est par cette question que s’ouvre Maintien de l’ordre, le malaise intérieur (*) (2023) qui fait le double constat d’une «  brutalisation  » progressive de la gestion des opérations de police et d’une mutation inédite de l’armement des forces de l’ordre qu’il relie indéniablement à l’importante baisse des effectifs imposée sous la présidence de Sarkozy de 2007 à 2012. Ce que confirme le commandant de CRS Eric Davoine, qui témoigne dans Au nom du maintien de l’ordre (*) (2022) : de 2007 à 2012, ce sont 13 000 postes de gendarmes et policiers qui ont été supprimés, tandis que les commandes de LBD se sont vues multipliées par trois de 2007 à 2022.

Ce qui est ici esquissé dans ces deux documentaires est détaillé de façon particulièrement éclairante dans L’Ordre à tout prix (2020) qui prend le parti de n’interroger que les détenteurs de la force dite «  légitime  ». Il permet ainsi de réellement comprendre de l’intérieur l’évolution récente de la stratégie gouvernementale en termes de maintien de l’ordre et ses impacts concrets sur notre liberté de manifester. Car là où, depuis la IIIe République, le maintien de l’ordre «  à la française  », érigé en modèle, procédait d’un subtil équilibre entre le respect du droit de manifester et la protection des institutions, s’articulant autour du triptyque «  emploi de forces spécialisées / gradation de la riposte / maintien à distance  », le gouvernement semble s’orienter depuis 2018 et les Gilets jaunes vers une nouvelle ligne, plus dure, qui vient ébranler les fondamentaux de l’ordre public et qui donne désormais l’ordre d’aller systématiquement «  au contact  ».

On ne peut que conseiller ce documentaire à quiconque souhaite vraiment comprendre comment l’ordre est désormais conçu, pensé, appliqué. S’y font jour certaines aspérités, certaines voix discordantes parmi ces professionnel·les et spécialistes (CRS, gendarmes mobiles, membres des BRAV (Brigades de répression de l’action violente)) qui émettent de vives contestations au sujet des nouvelles consignes et méthode gouvernementales. Plus on écoute cette parole inédite, une parole qui décrypte de l’intérieur la stratégie du l’usage de la force, plus il devient clair que nous sommes face à des choix foncièrement politiques. Et plus on s’éloigne de la théorie qui nous est trop souvent présentée d’une violence d’État qui ne viendrait, presque malgré elle, qu’en «  réaction à  » une autre violence, celle de la rue «  subie  » par les policiers.

L’Ordre à tout prix permet de comprendre la profonde mutation de la doctrine du maintien de l’ordre en France, qui s’est progressivement orientée vers une logique d’affrontement d’un camp contre l’autre. Il n’est alors pas étonnant d’entendre Antoine Dubos, réalisateur de La Cité de l’ordre (2021), témoigner d’une certaine paranoïa grandissante qu’il a pu observer après avoir longuement filmé au sein de l’école de police de Oissel. Une paranoïa qui, progressivement, les amène à systématiquement présenter les manifestant·es comme des «  ennemi·es  » et la rue comme un «  territoire à reconquérir  ». À l’occasion de la présentation du documentaire aux États généraux de Lussas et de l’entretien avec Tënk et Médiapart qui a suivi, la journaliste Sophie Dufau remarquait d’ailleurs à juste titre que seule l’expression de «  forces de l’ordre  » semblait dorénavant être employée au sein de l’école, là où le terme originel de «  gardien de la paix  » n’était pas une seule fois prononcé tout au long du film… Un changement de terminologie profondément révélateur.

Moins létales… ou presque mortelles  ?

Le double éclairage (philosophique et historique) apporté par les films précédemment cités fournit une contextualisation salutaire qui permet de replacer la violence de la répression des Gilets jaunes sur le continuum de l’évolution du maintien de l’ordre - là où la couverture médiatique des événements a plutôt eu tendance à dépeindre un mouvement intrinsèquement violent, auquel seule une répression ferme et massive, mais nouvelle et exceptionnelle, pouvait répondre. On comprend au contraire que cette répression n’était qu’une possibilité choisie parmi d’autres, qu’elle correspondait à une évolution amorcée depuis plusieurs décennies déjà et que les mobilisations des Gilets jaunes n’ont fait qu’entériner en même temps qu’elles la rendaient beaucoup plus visible.

Fort de cette contextualisation, on peut aborder l’épisode des Gilets jaunes non plus comme un épiphénomène, un événement isolé et exceptionnel déconnecté du reste du fait social et gouvernemental, mais bien au contraire comme l’aboutissement d’une politique en gestation depuis près de 50 ans dans les quartiers populaires, les ZAD et aux abords des stades. Gilets jaunes, une répression d’État (*) (2019), documentaire de StreetPress dont l’ACAT est partenaire, en fait la juste démonstration, en se focalisant notamment sur la progressive introduction des armes à létalité réduite au sein de l’équipement des forces de l’ordre françaises. Des armes qui, comme le rappelle Marion Guémas (ACAT), n’ont plus seulement pour but de heurter les sens (comme c’est le cas des gaz lacrymogènes ou des canons à eau) mais bien de blesser physiquement les manifestant·es pour les neutraliser. Pour le sociologue Pierre Douillard, éborgné à l’âge de 17 ans par un flashball alors qu’il manifestait contre la loi LRU devant le rectorat de Nantes, un tournant s’opère quand on n’envoie plus du gaz lacrymogène pour faire reculer un corps collectif mais qu’on appuie sur la détente pour tirer et frapper un corps individuel. Pour lui, il s’agit donc avant tout d’armes politiques, d’armes de terreur, avant d’être des armes de maintien de l’ordre.

C’est en 1995 que le lanceur de balle de défense (LBD) est importé dans l’hexagone. Son utilisation est tout d’abord circonscrite à des situations de violence individuelle extrêmes et exceptionnelles. Mais dix ans plus tard, lors des émeutes dans les banlieues, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy l’autorise face à la foule. Puis son usage s’est peu à peu banalisé… jusqu’au tournant des Gilets jaunes où les chiffres, s’ils sont officiels et donc forcément parcellaires, donnent néanmoins le tournis : de novembre 2018 à février 2020, on recense pas moins de 19 071 tirs de balles en caoutchouc, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées explosives et 5 420 tirs de grenades de désencerclement… De quoi questionner l’obligation légale d’un usage de la force «  proportionné  »  !

«  Presque mortel  », le second volet de l’enquête Au nom du maintien de l’ordre réalisée par le journaliste et reporter Paul Moreira pour Arte, complète l’analyse fouillée de StreetPress en regardant du côté de l’utilisation des armes à létalité réduite au-delà des frontières françaises. Car aux États-Unis et en Allemagne aussi, on est passé du «  maintien de l’ordre  » au «  contrôle des manifestant·es  ». Et là-bas aussi, l’arme emblématique de cette évolution est le LBD…

La militarisation du maintien de l’ordre : une mise en danger de notre liberté de manifester

«  Je me suis levée un matin pour aller manifester et on m’a tiré dessus. Comment voulez-vous vivre avec ça  ?  »

Vanessa Langard, éborgnée pendant l’acte V des Gilets jaunes, témoignant dans "Gilets jaunes, une répression d’État"

Le constat est là : le maintien de l’ordre en France affiche un lourd bilan humain. Dans le reportage Maintien de l’ordre, le malaise intérieur, il est fait état de 3 morts depuis 2014 et de dizaines de mutilés  ; Gilets jaune, une répression d’État chiffre à 3 830 le nombre de blessé·es pendant la seule période de novembre 2018 à février 2020, ainsi que 8 700 gardé·es à vue (pour une infime portion de condamnations)  ; Un pays qui se tient sage se termine sur les chiffres tragiques de 2 morts, 5 mains arrachées et 27 éborgnements survenus pendant des opérations de maintien de l’ordre pour la même période…

Dans le premier volet d’Au nom du maintien de l’ordre intitulé «  Reculez  !  », le réalisateur Paul Moreira s’interroge à juste titre : «  Comment a-t-on évolué du maintien de l’ordre à un contrôle des foules qui ressemble à une guerre de basse intensité  ?  » Tout au long du documentaire, on assiste à des scènes de foules en colère qui affrontent des forces de l’ordre surarmées. Lors de l’acte IV des mobilisations de Gilets jaunes à Paris, pour la première fois des véhicules blindés sont utilisés pour contenir un mouvement social. En 2020, aux États-Unis, lors des manifestations contre le racisme et les violences policières suite à la mort de George Floyd, des images similaires circulent… Au nom du maintien de l’ordre témoigne de ce même glissement répressif un peu partout dans le monde qu’Amnesty International dénonce notamment pour son usage «  généralisé, abusif et non conforme au droit international  » de projectiles à impact cinétique sur les 5 dernières années et dans plus de 30 pays. Des projectiles qui ont occasionné des blessures parfois responsables d’incapacités permanentes à des milliers de personnes dans le monde et qui ont provoqué la mort de dizaines d’autres. Dans de nombreux cas, des projectiles à impact cinétique ont été employés contre des manifestant·es pacifiques, afin de disperser des foules ou comme outils d’intimidation ou de châtiment (voir le rapport «  Mon œil a explosé  » ainsi que le reportage Armes de torture ou armes de maintien de l’ordre  ? (*) (2023)).

Et tandis que la peur se répand dans les cortèges, ce glissement répressif menace directement les libertés publiques. Car, comme le rappelle Pierre Douillard dans Gilets jaunes, une répression d’État, avec l’utilisation des armes à létalité réduite, la police se fait dorénavant «  à la fois juge et maintien de l’ordre  » : un policier peut frapper un corps et donc exécuter une sanction extrajudiciaire qui peut être extrêmement grave et aller jusqu’à la mutilation à vie. Au final, c’est un des piliers démocratiques qui est en jeu : notre droit de manifester en tant que citoyen et de le faire en toute sécurité.

C’est ce dont témoigne avec force le documentaire d’auteur très personnel Ma Blessure d’âge adulte (2020) dont le jeune réalisateur, Matteo Moeschler, a été grièvement blessé dans la panique d’une charge policière au cours de la manifestation du 1er mai 2018, à Paris. Traumatisé, il décide d’aller à la rencontre d’autres personnes qui ont été blessées dans le même contexte, notamment des membres du collectif «  Mutilé·es pour l’exemple  ». À travers leurs témoignages poignants, le film montre la lutte quotidienne des victimes de ces violences, dont la vie a été totalement bouleversée pour avoir simplement souhaité exercer leur droit à manifester. Mais il interroge aussi le libre-arbitre du corps policier qui choisit d’utiliser des armes mutilantes pour tirer à bout portant sur des manifestant·es non armé·es.

En définitive, face à cette normalisation de la répression et des violences pendant les manifestations, c’est la censure de notre expression citoyenne, exercée par les forces de l’ordre - et donc par l’État - qui se pose. Or, comme le rappelle la fin d’Un pays qui se tient sage, face à cette tension qui, toujours, se joue entre ordre et liberté, c’est le rôle d’une démocratie de permettre le désaccord et non de l’étouffer. Il est aujourd’hui plus qu’urgent que, comme le recommande l’un des intervenant·es d’Au nom du maintien de l’ordre, l’utilisation de ces armes à létalité réduite fasse l’objet d’un vrai cahier des charges qui ne serait pas établi par les seules forces de l’ordre mais également par des médecins spécialistes en traumatologie - un cahier des charges qui devrait donner lieu à un vrai débat national de santé publique et de défense des libertés fondamentales. Terminons sur les mots de Laurent Bigot, ancien sous-préfet et aujourd’hui Gilet jaune, qui déclare dans Au nom du maintien de l’ordre :

«  En démocratie, on ne gouverne pas avec la peur. Le vrai sujet c’est : qu’est-ce qu’on fait de la manifestation, de ce rituel  ? Qu’est-ce que l’État a décidé d’en faire  ? Quel sens lui donne-t-il  ?  »

Visuels de la campagne d’Amnesty International «  Manifestez-vous  !  »

(1) Chaque mois depuis 10 ans, un collectif inter-associatif œuvrant pour la défense des droits humains organise une rencontre-débat autour d’un film, avec le Majestic Bastille (2 4 Bd Richard Lenoir, Paris 11e) comme précieux partenaire. Ce rendez-vous, initié par la Ligue des droits de l’Homme et rejoint par Amnesty International, l’Observatoire international des prisons et Autour du 1er mai, s’intitule L’Écran des droits. Les rencontres ont lieu en présence de l’équipe du film et d’expert·es du ou des sujets abordés dans la tradition des ciné-clubs, nés de l’éducation populaire.

(2) Voir les films référencés sur notre Fil de l’Histoire, sous la section «  Gilets jaunes  ».

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