Éléments sur l’histoire des ciné-clubs en France. Les projections non commerciales passées, présentes, à venir…
Pour montrer des films, il y a toujours eu une industrie, ou, en tout cas, des gens et des organismes pour qui c’était une activité rentable, à but lucratif. Et puis, depuis le début ou presque, il y a eu les autres, les pèlerins et les missionnaires, les va-nu-pieds et les croyants en l’art, les militants et les engagés, bref, ceux et celles pour qui montrer un film, en débattre, le faire vivre devant, et avec, un public est à la fois un plaisir, un apprentissage, une source de jouissance et un enseignement, bref, une passion.
Et comme certaines des projections les plus fréquentées du festival de Tulle ont lieu dans des granges et des salons, « hors cinéma », comme certains des participants - notamment ceux liés à Peuple et Culture - étaient présents au festival pour voir des films en vue de leur projection et discussion dans le cadre de rencontres et de formations « hors cinéma », Sylvie Dreyfus m’a demandé de regarder l’histoire des ciné-clubs, en faisant particulièrement attention aux « ciné-clubs ruraux » afin d’en présenter un résumé lors d’une séance de formation dans le cadre du festival.
Les notes qui suivent sont le résultat de cette petite recherche. Il ne semble exister aucun document qui résume l’expérience des ciné-clubs français dans la totalité de leur histoire. Les expériences de ciné-clubs ruraux manquent particulièrement de textes de synthèse. Je me suis contenté donc de résumer l’histoire générale des ciné-clubs en faisant référence aux expériences dans le monde rural là où c’était possible. Les sources sont indiquées à la fin de l’article.
Nous allons de manière classique diviser cette histoire en quatre périodes :
1. Les débuts – de 1920 à la guerre.
2. L’expansion forte de la cinéphilie de masse – de 1945 aux années 70
3. Éclosion et repli de la diffusion militante – 1965-1980
4. L’institutionnalisation des activités de diffusion associative – de 1980 à aujourd’hui.
1. Les ciné-clubs avant la 2e guerre
Dès le début, les ciné-clubs apparaissent comme une forme de combat et de résistance. Une première bataille consiste à faire reconnaître le cinéma comme un art. Ce n’est pas, à cette date, chose facile. Le cinéma est considéré par la bourgeoisie et une bonne partie de l’intelligentsia du début du siècle comme un divertissement de foire et rien de plus.
En 1920, Louis Delluc, critique, amateur de certains cinéastes américains, fait paraître un manifeste dans un journal intitulé « Le Journal du Ciné-club ». « Le journal… » (améliorera) les rapports du public avec des cinématographistes, favorisera les enthousiasmes, les efforts des jeunes et organisera des manifestations de tous ordres pour le développement de la cinématographie française ». Le 14 novembre 1921 a lieu sa première séance avec projection du programme incluant Le Cabinet du Docteur Caligari au Colisée. Il milite pour « un cinéma de qualité non inféodé aux puissances d’argent et en faveur d’une authentique activité de critique ».
En avril 1921, Riccardo Canudo, critique travaillant sur une esthétique du cinéma, fonde le « Club des Amis du 7e Art » (CASA) avec pour but d’« affirmer le caractère artistique du cinéma, d’étudier, de dégager, d’affirmer une esthétique du cinéma, de lier l’élite des écranistes à l’élite intellectuelle pour qui le film reste souvent un divertissement de foire ».
En 1924 Le Ciné-club de Delluc fusionne avec le CASA pour devenir, sous la direction de Léon Moussinac, Germaine Dulac et Jacques Feyder, le « Ciné-club de France ». Lors de ces premières années, ce sont des clubs de discussion, des réunions de fanatiques et spécialistes du cinéma-art et de publics fervents.
Les animateurs de ciné-clubs sont aussi de féconds fondateurs de revues. La revue « Ciné-club » s’arrête en 1921, suivie par « Cinéa » et en 1928 « La revue du Cinéma ».
Mais l’intelligentsia qui s’enthousiasme pour le cinéma comme art est aussi tiraillée par les mouvements politiques de la période. L’URSS est née en 1917 et exerce un attrait certain sur une partie des intellectuels et artistes. Les œuvres fortes qui y sont créées dans des années 20 ne reçoivent pas de visa de sortie et sont considérées subversives par l’État. La formule des ciné-clubs va trouver une nouvelle dimension dans la tentative de contourner cette censure.
Le Ciné-club de France se donne comme mission de « réhabiliter les œuvres méprisées par le public ou la critique, dédaignées par les exploitants » mais il se signale aussi par la diffusion d’œuvres interdites par la censure. L’exemple le plus célèbre est la projection du film Cuirassé Potemkine, interdit par la censure en 1925 (interdiction levée seulement en 1953). La première projection en France a lieu le 12 novembre 1926 sous l’égide du CCF au Cinéma l’Artistic, rue de Douai, Paris.
Donc, avec cette projection, se dessine une dualité dans les finalités que se donnent les animateurs de ciné-clubs. Deux batailles, deux classes, aurait-on dit à l’époque ; le combat du cinéma comme art pour se dégager de l’emprise du cinéma commercial et qui doit se battre pour fonder ses propres lois esthétiques. C’est le combat de Delluc, de Canudo et de ceux et celles qui s’intéressent au débat de la philosophie esthétique.
Le combat du cinéma comme mode de représentation de la politique, stimulant des débats politiques, non pas avec les spécialistes ou les intellectuels mais avec les larges masses. En 1928, Le Cuirassé Potemkine est largement diffusé par un nouveau ciné-club « Les Amis de Spartacus » fondé par Léon Moussinac, Paul Vaillant Couturier, Jean Lods adhérents ou proches du Parti Communiste. Leur but : projeter le cinéma comme moyen de combat et de libération sociale. Ils s’appuient au début sur une salle associative « La Bellevilloise » dans l’est parisien. Ce club projette aussi d’autres films soviétiques, de Vertov, La Mère et La Fin de Saint Pétersbourg de Poudovkine. Le succès est foudroyant mais bref. Vincent Pinel fait référence à une séance où 4000 spectateurs partagent les 2500 places du Casino de Grenelle, les séances se multiplient en banlieue. En 5 mois d’activité, il a 80 000 adhérents. Il inquiète les exploitants qui voient la fréquentation de certaines de leurs salles baisser, et il rend furieux la censure. Le préfet de police Jean Chiappe « invite les organisateurs à cesser leur activité afin d’éviter des troubles et de sauvegarder l’ordre public ».
Dans cette fièvre d’activité, on peut noter que la fonction « projection plus débat » du ciné-club provoque des rejets, parfois fructueux. En 1936, Henri Langlois et Georges Franju fondent « Le Cercle du cinéma » qui décide de rompre avec la forme « débat ciné-club » en interdisant toute discussion et toute sélection sur la base de critères artistiques ou politiques. La volonté est de présenter tout le répertoire du cinéma depuis ses débuts, pas seulement l’avant-garde esthétique ou politique. L’idée d’une « cinémathèque », œcuménique et universelle, est née.
La France, bien sûr, n’est pas le seul pays où ces phénomènes ont lieu et des tentatives de fédération et d’échange internationales apparaissent, particulièrement parmi les ciné-clubs de gauche. En 1929 une première fédération de Ciné-clubs se met en place avec le double objectif de diffuser des films, surtout ceux interdits par la censure, mais aussi de fournir les conditions de production d’un cinéma non industriel. Parmi les participants : Volksfilmbühne et Volksfilmverband (Allemagne), Federation of Workers Film Societies (UK) Workers’ Film and Photo League (USA) et le Japanese Workers’ Camera Club. En septembre 1929 en Suisse, le premier Congrès International du Cinéma Indépendant vise « d’une part (à) organiser une ligue des ciné-clubs dont le siège est à Genève, destinée à coordonner et faciliter l’action des organismes qui luttent pour l’exploitation du film indépendant, d’autre part (à) créer une Coopérative Internationale du film Indépendant, dont le siège est à Paris, destinée à produire des films et qui, ayant des débouchés pour ses films, et le placement des actions assurées par la Fédération des Ciné-Clubs pourra produire sans concession d’aucune sorte » (Revue du Cinéma, n°4, 15/10/29). Mais c’est le début de la crise financière et l’aube d’une nouvelle ère, d’un cinéma nettement plus coûteux. L’entrée en scène du film sonore et l’assèchement des sources de crédit empêchent la réalisation de ce beau projet.
Laïque ? Catholique ? Protestant ? Les prémices d’une nouvelle bataille au sein des ciné-clubs sont annoncées en 1933 avec la fondation d’une section spéciale de la Ligue de l’Enseignement (UFOCEL – Union française des offices du cinéma d’éducateur laïque), qui diffuse le film en milieu scolaire. Pour cet organisme, il ne s’agit pas d’enseigner le cinéma ou un regard sur l’image, mais de promouvoir l’utilisation du film comme moyen d’enseignement dans les écoles publiques.
En 1936, le mouvement politique donne aux ciné-clubs politiques une nouvelle bouffée d’énergie. Pendant les mois d’enthousiasme (l’été et l’automne 1936), des dizaines de clubs spontanés ou informels naissent à travers la France. Une organisation de techniciens « Les Amis du Cinéma Indépendant » crée le mouvement « Ciné-Liberté » avec des buts similaires aux Amis de Spartacus : mettre en avant les préoccupations sociales et lutter contre l’emprise du cinéma commercial. Les sections se multiplient, atteignent un chiffre de 100 000 adhérents et réalisent des courts métrages pour et avec les syndicats. En 1937, ils contribuent avec le CGT au financement de La Marseillaise, par souscription au taux de 2F la place préachetée. Ciné-Liberté organise aussi des conférences avec Élie Faure, Jean Renoir et Julien Duvivier. Elle organise des discussions par des professionnels et des séances militantes autour des films sur la guerre d’Espagne qui durent jusqu’en 1938. Le mouvement disparaît progressivement après.
Parmi les documents sur les ciné-clubs de cette période, des bribes permettent de deviner l’activité cinématographique dans les campagnes. Des cinémas itinérants existent dans les villages depuis les années 20. Une Société française du cinéma rural dépose ses statuts en 1927.
Commentant les activités de ciné-clubs ruraux, Vincent Pinel cite Raymond Debette ainsi « Les cultivateurs, tout au moins les gros propriétaires, se sont dès les débuts désintéressés des activités du Ciné-club… La bourgeoisie du lieu (pharmacien, géomètre, médecin) a suivi leur exemple… Fonctionnaires de la commune et surtout ouvriers agricoles composèrent alors et exclusivement le public du club. »
On sait que, par ailleurs, le Ministère de l’Agriculture disposait du plus fort budget cinématographique de tous les ministres en 1935, 800 000F, et qu’il disposait d’une cinémathèque centrale, de 6 cinémathèques régionales et 15 départementales. Au moment de sa mise sous scellés par les Allemands, la cinémathèque disposait de 530 films en 35mm, 6000 bobines. On peut supposer que le catalogue était dominé par des films pédagogiques, de vulgarisation technique et sanitaire, mais là aussi, il y a un champ d’étude qui semble peu défriché.
On voit que les ciné-clubs se partagent entre organisations à but esthétique ou historique et organisations à but politiques visent à promouvoir un cinéma qui conteste l’ordre politique, qui conteste l’emprise du cinéma commercial, et qui veut susciter des conditions de production pour un cinéma contestataire. Toute cette activité prend brusquement fin avec l’invasion de juin 1940. Sous l’occupation, les Allemands interdisent les ciné-clubs.
2. L’expansion forte de la cinéphilie de masse, de 1945 aux années 70
Dès octobre 44, les ciné-clubs reprennent leur activité avec toute la fougue et la vigueur que peut apporter le souffle d’une « libération » qui doit être entendue dans tous les sens du mot. Un ciné-club universitaire projette l’œuvre de Jean Vigo au Studio de l’Étoile. Le Cercle de Cinéma de Langlois reprend ses projections. André Bazin organise et commente des séances à la Maison de la Chimie et un Ciné-club « Cendrillon » pour enfants reprend ses activités au Musée de l’Homme animé par Sonika Bô.
Voici une explication de la mention parfois sibylline de ces« ciné-clubs enfants » trouvée sur le blog du site Allociné.
« LE CINÉMA ET L’ENFANT »
( Extrait d’un article écrit par Charles Dautricourt et paru dans la revue Masques en novembre 1946, rendant hommage à mesdames Sonika Bo et Lahy Hollebecque, pionnières de l’introduction en France du Cinéma pour les jeunes. C’est suite à cet article que C. Dautricourt a fondé le Comité Français du Cinéma pour la Jeunesse).
« La France, jusqu’ici, n’a bénéficié que de l’initiative privée de deux femmes, Madame Sonika Bo et Madame Lahy Hollebecque, qui, depuis de longues années, se sont attachées à l’Enfance au Cinéma. Malgré les difficultés énormes auxquelles elles se sont heurtées, elles ont accompli une oeuvre riche d’enseignements et c’est au travers de leur travail, de leurs observations et de leur expérience, que des bases solides peuvent s’établir pour une organisation future.
Madame Sonika BO fondait en 1932, le « Club Cendrillon » réservé aux enfants de six à douze ans.
Malgré la pauvreté des moyens causée par le manque de films, elle réussissait à force d’opiniâtre persévérance, à constituer ses programmes et à donner quatre séances par semaine.
De 1940 à 1945 elle interrompit son action pour la reprendre avec encore plus d’acharnement au lendemain de la Libération. Actuellement, chaque jeudi et dimanche, elle présente, dans la salle toujours comble du Musée de l’Homme, des programmes choisis pour ses petits amis. En outre, elle se déplace dans les quartiers de Paris pour les enfants des écoles, et en province. Lyon, Lille, La Corrèze, La Dordogne et la Côte d’Azur ont déjà reçu sa visite.
Le succès extraordinaire de ses projections (qui ne bénéficient jamais de publicité) démontre l’indispensable nécessité de ces séances. Chacun de ces programmes est rigoureusement dosé. Elle affirme que les enfants de six à dix ans ne supportent pas les films de long-métrage qui demandent une attention soutenue et dont l’intrigue trop longue les fatigue. C’est comme si (dit-elle) vous donnez à lire d’un seul trait un livre de deux cents pages à un enfant de huit ans.(…)
Madame Lahy Hollebecque de son côté dirige son action vers les enfants de dix à quinze ans. Assistée de quelques amis bénévoles, elle fonde en 1936 l’Association « Ciné-jeunes » organisme de diffusion et d’organisation cinématographique pour enfants.
Jusqu’à ce jour, grâce à ses efforts et à son infatigable activité, elle a pu donner un nombre important de séances à Paris, banlieue et province. »
Jean Painlevé, nommé directeur général du cinéma, crée la Fédération française des ciné-clubs qui, fin 46, regroupe plus de 100 000 membres dans plus de 150 clubs. Le CNC fondé en 1945 reçoit la mission aussi de favoriser le cinéma non commercial. Cela veut dire lui trouver une définition légale et réglementaire. Il est clair que les propriétaires de cinémas commerciaux cherchent à restreindre la portée et l’étendue de cette définition, afin de limiter la concurrence d’une activité de projection condamnée par eux comme étant « hors censure et hors fisc ». Le ciné-club est défini comme une association, habilitée à organiser des projections privées pour ses seuls membres qui doivent détenir une carte, doivent acheter un minimum de 3 séances sans liberté de choix, et les films projetés doivent avoir au moins trois ans d’âge. Aucune publicité n’est permise lors des séances.
La propagande filmée de la guerre a eu au moins un effet positif. Il est maintenant largement reconnu que le cinéma est un terrain pour des batailles idéologiques et politiques dans la société. De nouveaux regroupements sur des bases politiques ou religieuses se font jour. Des résistants et anciens du Front Populaire fondent « Peuple et Culture » en 1945, dont une des activités va être l’appui aux ciné-clubs. La Fédération française des ciné-clubs reprend vie et en 1946, un groupe de Catholiques fonde le FLECC (Fédération Loisirs et Culture Catholiques), qui plus tard publiera une revue, Téléciné (qui disparaît en 78). En 1947, Georges Sadoul (secrétaire général du FFCC) et Thorold Dickinson (GB) fondent la Fédération Internationale des Ciné-clubs.
En 1948, c’est au tour des protestants de fonder le Sercinev (Société centrale d’évangélisation par le cinéma) qui prend le sigle « Film et vie » en 1950. En 1957 le Sercinev change de nom et devient l’association Aspects : Animation de séances pour l’éducation par le cinéma et le témoignage spirituel. À cette époque, le nombre des ciné-clubs est passé de 8 à 400 et a regroupé presque 500 000 spectateurs. Les lieux de projections sont les salles de paroisses, quelquefois des cinémas mais aussi des hôpitaux, des prisons, des foyers de jeunes et des casernes.
Pendant cette période, le souci d’animation devient important. C’est aussi pourquoi les regroupements de ciné-clubs sont de fertiles terrains pour la fondation de revues. Les protestants démarrent un bulletin de liaison en 1958.
« Il donne, bien entendu, des nouvelles des clubs sans dissimuler le fait que certains s’épuisent trop vite ou s’égarent dans le bavardage. Il rend compte des festivals de Cannes, Oberhausen, Tours et des colloques organisés par la Jeunesse et les Sports à Marly-le-Roi. Il aide les animateurs à parfaire leur méthode, il étudie le comportement de certains publics, comme les enfants ou les détenus. Mais il aborde aussi des questions délicates, comme la commercialisation, l’élitisme, les conflits autour des films immoraux, la censure, etc. Il consacre des critiques souvent pertinentes aux films qui sortent sur les écrans, comme Les Amants, Le Beau Serge, La tête contre les murs, ou sur la conception de Dieu chez Bergmann.
D’excellents articles signés Rodolfe-Marie Arlaud, rédacteur en chef ou Henri de Tienda, pourraient figurer dans La Lettre de Pro-Fil. Je ne ferai qu’une seule citation : « La mission des clubs de cinéma, ce n’est pas, si possible, de couper les cheveux en quatre sur des films de musée, c’est d’apprendre aux spectateurs à lire le cinéma, à parler de cinéma, à choisir le cinéma. » [1]
En 1950, la Fédération française des ciné-clubs de jeunes, qui devient la Fédération Jean Vigo en 1964, fonde la revue « Jeune Cinéma ».
Les laïcs ne sont pas en reste. L’Ufocel reprend ses activités de diffusion du cinéma dans l’école publique après la guerre. En 1953, elle devient UFOLEIS - Union Française des Œuvres Laïques d’Éducation par l’Image et le Son. UFOCEL Info, son bulletin, devient en 1951 « Image et Son » et ensuite « La Revue du Cinéma ». La FFCC fonde Ciné club, qui devient « Cinéma 55 », 56 et suite… jusqu’en 1989. Les séances et des discussions se multiplient, s’appuient sur la technologie 16mm, et présentent des films boudés par l’exploitation traditionnelle. Les ciné-clubs s’implantent dans milieux défavorisés, scolaires, urbains, ruraux, organisent festivals et rencontres et créent des publications.
Selon René Predal, il est difficile de sous-estimer le rôle des ciné-clubs dans le ferment politique, esthétique, pédagogique de l’histoire du cinéma dans les dix années après la guerre. Les conférences, séances et discussions créées dans cette ambiance en opposition au tout commercial de l’industrie, ont été de puissants vecteurs dans la personnalisation du cinéma français. Ils ouvrent aussi l’espace cinéma comme un espace de liberté pour des lycéens ou de jeunes universitaires à la recherche d’air frais.
« Autour de 1950 s’affirment mouvements de ciné-clubs et revues de cinéma. Or sans le mouvement des ciné-clubs, sans doute n’y aurait-il pas eu de Nouvelle Vague, car ce sont eux qui créent une situation d’attente, une aspiration à autre chose, que les films de 1958-60 allaient combler. Il est difficile de se rendre compte combien ceux qui considèrent le cinéma comme un art à part entière sont encore minoritaires en 1950. Le travail des ciné-clubs dans ce domaine est donc considérable, en découvrant Orson Welles, Eisenstein, Carl Dreyer ou l’expressionnisme allemand, les adhérents apprennent à devenir plus exigeants. Ils vont de moins en moins se laisser prendre aux alibis culturels du cinéma français confondant scénario et mise en scène, professionnalisme et inspiration. Ils posent implicitement la question, ‘Et en France ? ’ »
Toute cette activité a des retombées, y compris sur l’industrie de la projection et des salles de cinéma. En 1954-55, l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai est fondée. La soif pour un cinéma de création trouve une niche protégée d’exploitation qui distingue la France des autres pays européens. En même temps, la vocation pédagogique des ciné-clubs est débattue et parfois formalisée. Quand Vincent Pinel pose la question : qu’est-ce qu’un ciné-club ?, il donne trois réponses. C’est : une méthode – un club où on projette des films qui sont étudiés et discutés, un fait – l’effort collectif d’un groupe de spectateurs pour mieux connaître et aimer le cinéma, et un objectif – organisme visant la formation du spectateur par le contact avec l’œuvre.
Peuple et Culture, dans ses publications, élabore six étapes pour mener le débat lors d’une séance de ciné-club :
- faire évoquer réactions et impressions aux images et aux sons par les spectateurs
- demander au public de discerner les thèmes du film
- dégager le sens de l’œuvre
- apprécier qualités et défauts, discuter l’efficacité de l’écriture, la mise en scène
- situer l’œuvre en comparaison avec d’autres films du même réalisateur,
- faire la comparaison avec d’autres films et d’autres réalisateurs.
André Bazin proposera une méthode similaire, sauf qu’il distingue le mot « sens » entre l’expression formelle et les valeurs communiquées. Toujours est-il que l’on sent que le rôle « d’animateur » d’une séance de ciné-club n’était pas pris à la légère.
Les ciné-clubs classiques continuent à fonctionner jusque dans les années 70. Le plus grand reste l’UFOLEIS, avec 9000 ciné-clubs et 17 cinémathèques régionales à la fin des années soixante. À la campagne, il existe plusieurs fédérations qui regroupent des « foyers ruraux », sortes de MJC à la campagne : une Fédération nationale des foyers ruraux (avec 1500 foyers ruraux), une Fédération nationale des associations familiales rurales et 3 000 Foyers ruraux d’éducation populaire. Un nombre important de ces structures accueille, occasionnellement ou régulièrement, des projections et débats de films souvent en lien avec les cinémathèques régionales des ciné-clubs ou du Ministère de l’agriculture. À la fin des années cinquante, 50% des ciné-clubs français fonctionnent en milieu rural. Et le support de prédilection reste le 16mm. Les inconvénients de ce format sont connus. Les copies sont souvent en mauvais ou très mauvais état, le son est de qualité rudimentaire et le projecteur dans la salle fait du bruit. En plus, on est souvent mal assis et l’insonorisation de la salle est mal assurée.
La fréquentation des ciné-clubs suit la baisse subie par le cinéma dans son ensemble dans les années 60 et 70. D’un sommet de 423 millions de spectateurs en 1947, la fréquentation reste stable jusqu’à la fin des années cinquante. En 1959, l’année qui précède le début de la chute de la fréquentation du cinéma enregistrée en France, il y avait encore 372 millions de spectateur commerciaux, 6.6 millions de spectateurs non commerciaux, et donc les ciné-clubs comptabilisaient 2% du public total. Vingt ans plus tard en 1979, le chiffre de fréquentation est tombé à 176 millions et la chute continue inexorablement jusqu’au début des années 90 (116 millions en 1992, avant de remonter doucement). À la campagne, la baisse est encore plus spectaculaire. En moyenne les agriculteurs vont au cinéma 16 fois par an en 1960, 1 ou 2 fois l’an vingt ans plus tard. La banalisation de la télévision est passée par là et, avec elle, l’homogénéisation des pratiques culturelles et la fuite des jeunes vers la ville. En conséquence, nombre de cinémas dans les chefs-lieux et les petites communes ferment. Le terreau des publics du ciné-club, que ce soit en ville ou à la campagne, s’effrite et disparaît.
Pendant cette même période, l’agriculture se reconstitue après la dislocation provoquée par la guerre. Le discours sur la modernisation nécessaire apparaît. Notamment dans les films du Ministère de l’Agriculture. Et au milieu des années 50, le gouvernement et le patronat français prennent deux décisions : il faut que la France devienne un pays industriel fort, et pour pouvoir payer les biens d’équipement et les ressources naturelles nécessaires, il faut que l’agriculture devienne excédentaire et exportatrice. Il faut donc une agriculture intensifiée, industrialisée, il faut que les campagnes se transforment, tout en ne brusquant pas trop rapidement la structure familiale des exploitations qui est, quand même, un des socles du système politique. Mais déjà, c’est la fin annoncée des techniques et des rythmes paysans.
3. Émergence de la création et de la diffusion militantes 1968-1980
Le cinéma militant viendra supplanter en partie les projections de ciné-clubs pendant la brève période de 1968 à 1980. Il émerge, porté par un double processus. Après 1965, il y a une prise de conscience du processus capitalistique dans lequel le monde paysan est pris. Pendant les années 60 et 70, la désertification se renforce, menant à la ruine des petits villages à travers des départements entiers. La volonté de rationaliser et d’industrialiser l’agriculture française devient totalisante, mais elle rencontre des résistances. D’autre part, le coût de la création de l’image commence à baisser avec la multiplication des caméras destinées aux loisirs domestiques. La caméra Super 8 et 8 mm se répand, en même temps que la révolte des étudiants et ouvriers dans les villes multiplie les collectifs qui s’approprient le 16mm ou la vidéo pour produire des films de contre-information [2].
La nouvelle figure de l’agriculteur promue par le ministre de l’agriculture et les politiques de l’époque est celle d’un technicien, qui s’endette pour acheter des machines, de l’engrais, et des produits de traitement et qui se lance dans une course à l’intensification de la production, entraînant une baisse des prix, entraînant plus d’intensification, de l’exportation et de nouvelles baisses de prix. Certains (notamment les cadres de la FNSEA) s’engagent à fond dans ce processus. D’autres voient qu’il s’agit d’une fuite en avant entraînant plusieurs conséquences, dont la plupart sont très négatives pour les populations de la campagne :
- les plus gros s’en sortent, mais deviennent des chefs d’entreprise, dirigeant une production agricole de masse, sur de grandes surfaces,
- beaucoup de petites exploitations sont éliminées, achetées ou abandonnées,
- beaucoup de familles deviennent paysannes à mi-temps, soit parce que la femme travaille dans le salariat, assurant un revenu minimum régulier au foyer, soit parce que le paysan lui-même est à mi-temps ou de manière saisonnière ouvrier.
- chez les paysans il y a une baisse continue de niveau de vie après 1973.
La baisse continue des prix et l’appauvrissement des producteurs, ajoutés aux quotas décidés dans le cadre du PAC pour limiter la surproduction, amènent les révoltes du lait et du vin au tournant des années 70.
En même temps, les paysans entrent dans la société de consommation, ce qui veut dire l’achat de la télévision, des produits ménagers, et le départ (de la plupart) des enfants vers la ville, pour leurs études ou pour trouver du travail. L’autarcie relative des sociétés paysannes anciennes est définitivement terminée.
Du coup, la campagne est sensible aux mouvements de contestation qui s’étendent à partir de 68. Et il y a des personnes à la ville qui s’intéressent à la campagne. Certains groupes maoïstes, forts de leurs petits livres rouges, partiront à la campagne dans le but d’organiser les petits paysans menacés de disparition afin de commencer la réalisation de leur rêve stratégique : l’encerclement des villes. Mais c’est surtout le Larzac à partir de 1972 et la résistance des 103 paysans expropriés par un projet d’extension du camp militaire qui donne à la révolte à la campagne une dimension nationale. Il montre aussi de nouvelles utilisations des images dans la société rurale. Un exemple éclatant est le film La lutte du Larzac, 1971-1981 projeté lors du festival de Tulle. Des groupes de création et de diffusion de films militants se répandent dans toutes les régions, souvent s’appuyant sur des structures universitaires. Certains s’intéressent directement aux problèmes de la campagne. À partir de l’Université de Paris VIII (Vincennes) un groupe, le Front Paysan, produit des films tout au long des années 70, qui témoignent de l’évolution de la contestation à la campagne. (La guerre du lait, 1972, La reprise abusive, 1974-5, Des dettes pour des salaires, 1977) jusqu’au début des années 80.
Des films sont tournés en langue occitane (notamment alimentés par le combat du Larzac) et aussi bretonne, accompagnant la montée des mouvements régionalistes. D’autres groupes commencent un usage militant des premiers magnétoscopes légers, Vidéo 00 et Les cent fleurs. Enfin des groupes plus anciens de production et diffusion militant ( ISKRA, Grain de Sable ) montent ou diffusent des films tels que Cochon qui s’en dédit, produit en 79 en Super 8. Ce film qui dénonce avec férocité les conséquences de l’élevage intensif du porc en Bretagne, sur les personnes qui le font et sur les bêtes qui en sont les victimes, marque un point culminant de tout ce mouvement. Le film aura une reconnaissance qui dépasse de beaucoup le simple cercle des diffusions militantes et il gagne de nombreux prix.
1979, c’est presque la fin de la période du cinéma militant. La plupart des têtes de l’extrême gauche se préparent à trouver un strapontin dans l’État Mitterrand. Mais 1979 est aussi l’année où le Service cinéma du Ministère de l’agriculture organise le premier concours du film rural depuis 1920 à Aurillac. Certains des films montrés à cette occasion, y compris les fictions (Il pleut toujours où c’est mouillé, Les Trois derniers hommes, etc.) sont portés par la forte sensibilité de gauche qui traverse la période. D’autres films choisis montraient combien « le cinéma français a utilisé le monde paysan de manière souvent imbécile ou diffamatoire, mais qu’il a bien peu montré et qu’il a très rarement rendu compte de son originalité et de ses difficultés. » (Christian-Marc Bosséno).
Un des effets des films militants des années 70 a été de revaloriser l’image du paysan dans les yeux de la gauche. L’image citadine du paysan avait été sévèrement marquée par son association avec le Vichysme et, avant, avec les mouvements réactionnaires hostiles aux réformes du Front Populaire, un être humain attardé, buté, égoïste et réactionnaire.
D’autres images sont projetées à la campagne, qui ne sont pas forcément en rapport avec les « luttes du pays » ou avec les résistances à l’industrialisation de la ferme. Mentionnons qu’en 1980 le Service Cinéma du Ministre de l’Agriculture a toujours 700 films dans sa cinémathèque de prêt, qui ont, selon lui, touché 5 millions de spectateurs avec comme but principal la vulgarisation des progrès techniques.
Et de temps à autre, on voit des cinéastes-ethnologues se balader à la campagne. Leurs films sont produits au Serddav (Service d’Étude et de Réalisation de Documentaires Audiovisuel) lié au CNRS, ou dans les séances de formation des ateliers Varan, par exemple. Ce sont des documents sur un monde qui disparaît, sans finalité politique affichée.
Vers la fin des années 70, les jeunes qui se sont investis dans la production militante tentent de trouver d’autres modes de survie, à la fois pour eux-mêmes et pour le cinéma non commercial qu’ils aiment. Ceci nous mène à la dernière transmutation perceptible de l’esprit des ciné-clubs.
4. Institutionnalisation des activités associatives après 1981
Après 1981, beaucoup de ciné-clubs et de cinémas itinérants disparaissent, en raison de l’inconfort des projections (bruyant, mal assis) et de l’omniprésence de la télévision comme véhicule de cinéma commercial, ou même la présence de salles d’art et d’essai bien équipées qui existent parfois dans les petites villes.
Le film et la vidéo non commerciaux devenus militants se recentrent autour d’associations ayant pour but l’animation d’activités cinématographiques en milieu rural : ils prennent la forme de pôles d’activités (formation, production, diffusion) parfois liés les uns aux autres, parfois liés aux MJC dans les capitales départementales. Des subventions viennent des régions, un des effets positifs de la décentralisation de Gaston Deferre. La conscience émerge y compris dans certaines parties de l’État de la nécessité que la formation d’un public éveillé passe par d’autres moyens que les séances de projection-discussion traditionnelle. Une activité culturelle est nécessaire pour contrer la passivité consommatrice uniformisante qui gagne les campagnes. L’extension des outils et des techniques de la vidéo fait que la projection à domicile ou dans l’arrière-boutique s’améliorent (plus silencieux, meilleure qualité de l’image) et produire l’image sonorisée devient moins cher, accessible comme n’importe quel loisir domestique.
Des associations sont créées qui relient les projections avec la production locale, l’éducation à l’image, la sensibilisation dans les écoles, et l’affirmation d’une identité régionale. Elles sont aussi parfois adossées à des festivals qui se multiplient.
On a déjà cité le festival Cinéma et Monde Rural d’Aurillac (1979-1981). Il existe le Ciné-club itinérant du Canton de Montbenoit qui associe la projection de films avec des journaux télévisés locaux fabriqués par les habitants. Certaines de ces initiatives donneront naissance à des télévisions associatives locales. Elles ne perdurent pas et beaucoup d’énergies s’y épuisent car l’environnement politique et financier en France est extrêmement hostile à ce type d’initiative.
Autour du Foyer rural de Murs, dans le Sud Vaucluse sept villages organisent la diffusion militante continue sur des thèmes ponctuels (antinucléaire, OGM etc.) même si un réseau formel et durable n’est pas constitué.
D’autres initiatives, comme La vie au grand air (Cycles de projections dans 40 villages), Ardèche Images avec le Festival de Lussas, (devenu États généraux du film documentaire, qui depuis 1978 inclut régulièrement des projections dans 17 villages du Coiron), l’association Le fond et la forme dans le Quercy avec leurs Hivernales du cinéma documentaire, font que le rapport entre la production, la diffusion et le débat sur des images n’est pas mort à la campagne.
La difficulté vient du fait que ces associations et activités sont de plus en plus dépendantes des subventions qui leur sont versées par des autorités locales ou régionales. Elles s’institutionnalisent, dépendent plus d’une énergie de permanents que d’une énergie de bénévoles ou de militants. Et ce faisant, elles deviennent des enjeux de pouvoir sur le territoire, elles perdent à la fois une partie de leur autonomie, et une partie de leur pertinence. Car la désinvolture et la liberté de ton du cinéma militant se trouvent parfois assourdies dans les productions des stages vidéo et films d’initiation, ou même dans des documentaires de contestation, qui deviennent une denrée rare d’ailleurs, produits à la campagne ou ailleurs.
Conclusions :
Les batailles portées par les ciné-clubs ont-elles été gagnées ? Est-ce qu’il est temps de passer à autre chose, à d’autres formes de mise en commun des images, de leur discussion, réflexion, utilisation ? Le cinéma est reconnu comme un art, par les autorités, par les universités et les institutions académiques, par la bourgeoisie, par les élites du monde entier. Cette bataille-là a été gagnée en même temps que le « cinéma d’art » se trouve toujours plus marginalisé dans une niche peu signifiante du marché mondial de produits de divertissement, dans lequel le cinéma industriel se situe. La reconnaissance est largement gagnée, la volonté politique et financière de le faire vivre ne semble pas, pour autant, portée avec beaucoup de vigueur.
Est-ce que le cinéma reste un moyen efficace pour rassembler et faire réfléchir un groupe sur des enjeux politiques de la société que nous vivons ? C’était l’autre bataille des ciné-clubs de gauche, ceux des mouvements révolutionnaires et des aspirations populaires. La projection collective non commerciale reste, indubitablement, un moyen pour provoquer de telles réflexions et pour avancer des processus de mobilisation et d’organisation. Mais elle se trouve dans un paysage où il existe d’autres modes de mise en commun, notamment sur l’internet et dans le cyberspace.
Le statut de l’image a changé du tout au tout entre le début du 20e siècle et le début du nôtre. Les images se font avec des téléphones, n’importe où et par n’importe qui. Ceci n’empêche pas leur utilisation dans des œuvres travaillées, mais rend l’environnement pour permettre l’existence auprès d’un public de ces œuvres beaucoup plus bruyant et agité. L’impact est forcément diminué. Nous qui continuons la pratique de la « projection-débat », avons souvent l’impression de travailler sur des « micro-mobilisations » dont il est impossible de mesurer l’impact. C’est le moyen qui nous est laissé dans une société de massification mondiale.
En même temps, la « micro-mobilisation » a l’avantage de son inconvénient, elle est petite mais elle est infiniment variable et démultipliable. Le citoyen du cinéma de demain sera inscrit dans des cercles à la fois étroits et aussi globaux. C’est le terrain d’expérimentation de la prochaine phase sans doute, et des prochaines batailles. Face à la désertification culturelle qui accompagne le réchauffement planétaire promu par notre élite politique et financière, quelle multiplicité de jardins de résistance pouvons-nous imaginer ?
Michael Hoare,
2007