« Rire, c’est exister ». De l’humour dans le documentaire
Sélection réalisée en : décembre 2024
Cette dernière filmographie de l’année nous a été inspirée par plusieurs événements récents… Tout d’abord la sortie en salles de Riverboom en septembre et sa large diffusion dans le cadre du Mois du doc en novembre. Ensuite, la 6e journée professionnelle « Matière à penser » du 2 octobre, co-organisée par la SCAM, Arte et le CNC, et intitulée « La comédie documentaire ». Elle visait à rappeler que non, le documentaire n’est pas condamné à être triste même s’il s’intéresse aux choses sérieuses et malgré sa réputation de trouble-fête. Une réalisatrice québécoise aurait ainsi dit un jour que le documentaire était au cinéma ce que les brocolis sont pour les enfants… et si le nom de cette réalisatrice a, depuis, été oublié, sa déclaration citée en introduction de cette journée « Matière à penser » en a savoureusement donné le ton. Enfin, le pitch de la nouvelle émission de Guillaume Meurice sur Médiapart, « Blagues Bloc », également lancée en octobre dernier, a fini de nous convaincre de l’utilité d’une filmo traversée par la même double question que celle posée par l’humoriste trublion : « Est-ce que la lutte, c’est forcément sérieux ? Est-ce que l’humour, c’est simplement pour rire ? »
Alors en cet automne plutôt morose, la concomitance de ces différents événements semblait nous inviter à nous détendre, nous chuchotant à l’oreille que nos envies de luttes n’en seraient pas moins fortes. Des événements qui nous faisaient dire que l’humour était finalement peut-être dans l’air du temps. Certes, le climat ambiant n’est pas à la franche rigolade mais nous avons quand même eu envie de reprendre à notre compte l’injonction d’Happy Birthday, Mr Mograbi, quand le producteur Shahar Segall exhorte le célèbre réalisateur israëlien à « sortir de sa déprime » et à « lui faire un film drôle »… sur les 50 ans de l’État hébreu ! Parce que « les gens en ont besoin » dit-il. Et parce que c’est « une idée géniale ». Ce sera donc la ligne directrice de cette filmographie de décembre : chercher le rire là où on s’y attend peut-être le moins, parce que, oui, on en a toutes et tous bien besoin.
Légende : les films suivis de C sont à voir en ce moment en salles, ceux suivis de G sont à voir gratuitement en ligne et ceux suivis de VOD sont à voir en ligne en paiement à l’acte.
Le rire « survie »
En entendant le réalisateur Michaël Zumstein, qui a joliment dit lors de la journée « Matière à penser » que l’humour, c’était « la politesse des désespérés », nous avons bien sûr de suite pensé au documentaire Blagues à part de Vanessa Rousselot (2011). Nous avons pensé au lapsus (révélateur ?) au tout début du film : alors que la réalisatrice demande à un chauffeur de taxi s’il peut lui parler de l’humour palestinien, celui-ci comprend qu’elle l’interroge sur la « lutte palestinienne »… Plus tard, un coiffeur auquel elle pose la même question lui répondra que le « peuple palestinien vit une grande blague », qu’il est tout entier « perdu dans un monde de blagues ». Et si, de prime abord, les anciens réunis dans un café déclarent que « les blagues n’existent pas [en Palestine] car la situation ne le permet pas », très vite, les témoignages se multiplient, les blagues se délient et les proverbes aussi. Jusqu’à la professeure d’arabe de la réalisatrice qui lui déclare en toute simplicité et profondeur : « Je ris, donc j’existe ». Ou ce collectionneur qui révèle soudain son trésor à la caméra : une boîte de 2000 blagues politiques palestiniennes, dont certaines datent de la première intifada et que des enfants se racontaient alors qu’ils venaient d’affronter des soldats israéliens. « Peut-être que ce sont les circonstances qui les ont forcés à être drôles », confie-t-il. « Inventer des blagues devenait alors un moyen de faire face à la situation. »
Là encore, cela fait écho à un autre film présenté lors de cette décidément très inspirante journée « Matière à penser » du 2 octobre. Un film intitulé Proche Paris, charme atypique, qui n’en est qu’au stade de la post-production mais dont le pitch est prometteur : « Des rats, des fuites et des dettes. Sous la contrainte du tribunal, les habitants doivent rénover leur copropriété en péril. Marion Angelosanto filme ce sauvetage collectif entre les engueulades dantesques, l’argent manquant et l’humour comme extincteur ». Les mots de la réalisatrice prononcés ce jour-là ont profondément résonné avec Blagues à part : « C’est pas parce que t’es pauvre que c’est un job 24h/24. Il te reste l’humour et la solidarité. »
Le rire « stratégie »
Le rire comme bouée de survie, on le retrouve aussi dans plusieurs témoignages de femmes humoristes réunies dans le documentaire Les femmes préfèrent en rire (2021) (VOD). Comme celui de Samia Orosemane : « Toutes les galères que j’ai eues dans ma vie, je les ai transformées en rire pour aider les gens à prendre de la distance et les faire rire de leurs propres problèmes. » Ou encore Florence Mendez qui, en tant que femme asperger, trouvait la vie trop difficile. « Heureusement j’ai trouvé des gens prêts à rire avec moi de mes problèmes » confie-t-elle, car c’est bien le rire qui l’a sauvée d’un suicide assuré.
Mais le documentaire montre aussi qu’au-delà de la survie personnelle, le rire permet de dire les choses qui énervent « en ayant le sourire ». C’est la stratégie adoptée notamment par Nicole Ferroni pour mobiliser face aux discriminations sociales ou de genre. Car comme le dit très bien Laura Domenge, « déconstruire (par le rire), ça ne veut pas dire détruire. Ça veut juste dire qu’on se pose des questions ». Alors des femmes humoristes, ça existe ? On sait pourtant très bien que « les femmes sont moins drôles que les hommes, ça a été prouvé scientifiquement… par des hommes ! ». Tout le documentaire, à la mise en scène originale, montre que si les femmes humoristes semblent plus nombreuses aujourd’hui, c’est tout simplement que la société est davantage prête à les voir et à leur donner une place qu’elles avaient du mal à trouver avant. Alors à l’instar de Nicole Ferroni qui estime que l’humour noir sera toujours beaucoup plus engageant qu’un discours moralisateur, elles sont de plus en plus nombreuses à nous faire réfléchir en endossant leur « petit gilet de commando rigolo » et à partir « faire leur petite guerre ». Parce qu’il est vital de faire des blagues pour rendre la vie supportable. Il est vital de faire rire de ce qui fait pleurer… et inversement.
S’il est un autre lieu où l’on ne s’attend pas à trouver le rire, c’est bien en politique et à la fonction la plus haute de la République : la présidence. C’est pourquoi on ne résiste pas à l’envie d’évoquer ici un documentaire qui nous emmène dans les coulisses du pouvoir : Les Présidents et l’humour (2020) (VOD). Le dispositif qui vise à nous faire croire que nous allons assister à un spectacle dans un café-théâtre parisien fonctionne moins bien que dans Les Femmes préfèrent en rire et les montages graphiques réalisés comme de vraies affiches de seuls-en-scène sont peut-être la partie la plus réussie (la palme va à l’affiche « Macron part en live », avec une mention spéciale pour « Jacques 100% Chirac » et « François se mouille »). Mais le film a néanmoins pour intérêt de nous faire découvrir l’humour particulier qui a pu caractériser chaque président de la Ve République (et, spoiler, on découvre sans surprise que notre président actuel ne compte pas parmi les plus drôles…). Il a également le mérite de décrypter comment les présidents de la République ont pu enfourcher l’humour comme outil politique (certes plus ou moins naturellement et avec plus ou moins de réussite et de finesse d’esprit également). Le rire peut ainsi servir à tacler un adversaire (Mitterrand avec son ironie cinglante se hisse en haut du tableau de l’humour comme arme de destruction massive), mais aussi à se rapprocher des gens, du peuple (ici, c’est évidemment Chirac qui emporte le gros lot).
Alors oui, c’est vrai, le rire « stratégie » se joue parfois à nos dépends. Comme avec des PDG milliardaires tels que Philippe Ginestet, qui font ami-ami avec leurs salarié·es en les divertissant pour mieux les faire rentrer dans la « grande famille » de l’entreprise et en devenant, au passage, assez touchants. Mais tout au long du documentaire Des idées de génie (2023) (VOD) qui nous embarque dans les bagages et le quotidien du grand patron (27e fortune de France en fin de tournage), on voit à quel point tout est pour lui calculé et mis en scène. Jusqu’au film lui-même qu’il essaie de diriger en indiquant au jeune réalisateur sur un ton un chouïa paternaliste : « il faut de l’humour mais aussi bien sûr du sérieux sinon on en oublie le sujet ». Au final, est-ce lui ou le film qui est drôle ? On ne sait plus trop bien… On sait en revanche qu’on rit souvent jaune face à sa constante auto-mise en scène et à une telle fierté capitaliste décomplexée.
Le rire « empathie »
Si le rire comme stratégie et outil de pouvoir fonctionne, c’est qu’il rend plus humain, abolissant la distance instaurée par les grands patrons et autres institutions. Lors de la journée « Matière à penser », la productrice Juliette Guignon disait ainsi que le rire dans le documentaire, « c’est une gentillesse qu’on fait à son personnage », l’humour permettant « d’humaniser les gens, même dans les pires dictatures ». Évoquant Le Récit de l’enfer d’Auschwitz (2024), le dernier film de Pauline Horovitz qu’elle a produit et qui porte sur Maus, la bande dessinée révolutionnaire d’Art Spiegelman, elle montre combien il est possible de redonner un peu d’humanité à un personnage antipathique en le dépeignant de manière humoristique. Tous les documentaires de Pauline Horovitz auraient d’ailleurs pu remplir à eux seuls cette filmographie mensuelle, tant elle sait manier l’humour sous toutes ses coutures et nous embarquer dans son auto-dérision touchante et salutaire. On se contentera ici de citer le très drôle Pleure ma fille, tu pisseras moins (2011), dont la douceur incisive fait écho au combat féministe des Femmes préfèrent en rire.
L’humour de Pyongyang s’amuse (2019) a lui aussi pour but d’humaniser la Corée du Nord et d’ainsi complexifier notre rapport à l’Autre, à ce pays étrangement étranger. Ainsi la voix-off commence-t-elle par nous rappeler qu’« il est faut de dire qu’on ne peut pas rire en Corée ». Une voix-off tout en second degré, pastichant le modèle des reportages touristiques, et calée sur un montage savoureux qui permet à ce documentaire original de dépasser les clichés réducteurs sans verser pour autant dans un quelconque angélisme. Par son humour incisif et par le rire qu’il suscite en nous, Pyongyang s’amuse révèle d’autant plus efficacement les contradictions inhérentes au pays. On retiendra, parmi tant d’autres commentaires doux-amers, celui qui s’extasie devant « la plus belle piscine de Corée et même du monde… puisque celui-ci s’arrête à la frontière ».
En parlant de rire qui nous attire vers des territoires et des personnes qui, a priori, auraient plutôt eu tendance à nous repousser, bouclons la boucle avec Riverboom (2023) (C) évoqué en introduction. Ce « récit rétrospectif hilarant, bourré d’inventivité et d’autodérision » selon La Croix, cet « ovni cinématographique », « ni tout à fait sérieux, ni tout à fait humoristique » pour Le Figaro, nous emmène à la découverte du peuple afghan, de « ses enfants joyeux, ses vieillards souriants, […] ses seigneurs de guerre tous puissants, ses villages accueillants, ses villes fourmillant de vie et d’énergie » et réussit, à nous expliquer « en cinq minutes chrono, mieux qu’un expert en géopolitique et avec plus d’entrain, les enjeux d’un pays fracturé. » Ou comment humour peut rimer avec efficacité.
Terminons avec notre film coup de cœur du mois, Il faut ramener Albert (2023) (G) qui porte sur le rapatriement du corps de l’oncle du réalisateur, mort sur le champ de bataille en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale et enterré à Oran, en Algérie, ville que son autre oncle, sa mère et sa tante ont dû quitter suite aux accords d’Évian pour poursuivre leur vie en métropole. Alors vous nous direz, où peut bien être l’humour dans ce film qui parle de (plusieurs) guerres, d’un mort (il y a longtemps), de nonagénaires (respectivement 96, 91 et 88 ans), de déracinement et de deuil… soit un florilège de sujets tous plus graves et tristes les uns que les autres ? Pourtant, chaque fois que le réalisateur Michaël Zumstein racontait à ses producteurs (dont Juliette Guignon, encore et toujours) ses dernières séquences de tournage, et voyant qu’ils étaient tordus de rire, il était persuadé qu’il était en train de rater son film. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il se trouvait précisément dans sa dimension comique et que la clé, c’était de se l’autoriser. Et c’est réussi : dès la très belle scène d’ouverture avec sa mère, des plus touchantes dans son aveu d’illectronisme total et assumé, le pacte avec le public est scellé. Par leur rire complice, le réalisateur nous embarque et, nous aussi, nous pourrons rigoler avec les personnages qu’il filme, et non pas sur eux. Cette connivence est ensuite de tous les plans, dans un savant mélange de gravité et de légèreté, comme lorsque le frère et les sœurs évoquent le sexisme de leur époque (« Les femmes font la vaisselle, les hommes vont à la guerre »). Un très beau film, tout doux et cousu de rire-tendresse, à voir sans attendre sur LCP.
Conclusion
Pour conclure, on ne saura trop vous inviter à explorer le catalogue de Squawk dont les productions ont égayé cette filmo. Ne nous leurrons pas, la plupart des films que nous avons cités font autant rire que pleurer. Mais c’est parce qu’ils savent brillamment jongler entre les deux qu’ils sont salutaires et nécessaires. Car, pour reprendre les mots de Radio France, « il y a beaucoup de pudeur dans [Il faut ramener Albert], un équilibre très fort entre le drame et la comédie ». Et à l’instar de Marion Angelosanto qui, au moment du tournage de Proche Paris, charme atypique, pleurait beaucoup dans la vie et rigolait beaucoup en faisant son film, on a toutes et tous besoin du rire pour se permettre aussi d’être sérieux.
En définitive, l’humour est peut-être vraiment au documentaire ce que les brocolis sont à notre régime alimentaire : bons pour la santé… et à force d’y goûter, on pourrait même finir par s’y habituer.
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Récit de l’enfer d’Auschwitz. « Maus » d’Art Spiegelman
Pauline Horovitz, 2024
Sous le signe de l’autobiographie, Pauline Horovitz explore avec humour et finesse l’« avant » et l’« après » du chef-d’œuvre de la bande dessinée culte d’Art Spiegelman, qui a révolutionné la transmission de la Shoah.
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Michaël Zumstein, 2023
Roger, Colette et Nicole ont entre 88 et 98 ans. Ils décident de réunir leurs dernières forces pour faire revenir le corps de leur frère aîné, mort à la guerre en 1944 et enterré au cimetière d’Oran. Cette mission va les obliger à devoir dompter la technologie des emails et d’internet. Un film tout en pudeur, qui fait autant rire que pleurer.
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Claude Baechtold, 2023
L’odyssée déjantée de trois jeunes reporters de guerre dans le chaos afghan, peu après les attentats du 11 septembre 2001.
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Femmes préfèrent en rire (Les)
Marie Mandy, 2021
Le féminisme a rencontré un nouvel allié pour se propager : le rire. Partant de leur vécu, des humoristes redéfinissent leur féminité, parlent de leurs combats et donnent leurs opinions dans l’espoir de faire évoluer les mentalités. Mordantes, insolentes, effrontées, elles insufflent un vent nouveau et alimentent une improbable liaison entre féminisme et humour - et inversement…
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Michel Royer, 2020
De Charles de Gaulle « le pince-sans-rire » à Emmanuel Macron « fan d’Audiard », en passant par Jacques Chirac « le paillard » ou François Hollande surnommé « Monsieur Petites blagues », tous les présidents français se caractérisent par un humour particulier qui constitue un marqueur indiscutable de leur personnalité. Une exploration de la Ve République sous un angle méconnu où, cette fois, on ne rit plus « de » mais « avec » les présidents.
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Pierre-Olivier François, 2019
Peut-on rire en Corée du Nord ? Qu’y mange-t-on ? Quand danse-t-on ? Comment s’y déroulent les vacances ? Puisant dans la matière de quarante voyages étalés sur huit ans, le réalisateur dresse un portrait de ce pays en plein boom urbain et touristique. Cette découverte du quotidien des Nord-Coréens aide à comprendre ce pays que le monde entier considère comme une anomalie.
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Pleure ma fille, tu pisseras moins
Pauline Horovitz, 2011
Tout le monde le sait depuis Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient ». Une tragi-comédie baroque sur la construction des genres, sur fond d’inventaire familial à la Prévert.
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Vanessa Rousselot, 2011
Convaincue que le rire ne connait pas de frontière, la réalisatrice sillonne la Palestine à la recherche de l’humour.
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Avi Mograbi, 1999
Le cinéaste Avi Mograbi met en parallèle la célébration des 50 ans d’Israël et son propre anniversaire. Les deux histoires, celle de l’Etat hébreux et celle de la vie du réalisateur, s’entrecroisent.