Pêcheurs du monde. Les coups de cœur du festival de Lorient

Sélection réalisée en : mars 2023

Au cours de ses différentes éditions, le festival Pêcheurs du Monde a programmé des centaines de films de toute nature (fictions, documentaires, reportages, etc.), donnant ainsi de la visibilité à celles et ceux qui sont souvent les oubliés de la défense des océans.

Alors que la 15e édition se tiendra du 19 au 26 mars prochains, Autour du 1er mai a invité l’équipe organisatrice du festival à nous partager ses coups de cœur parmi les précédentes sélections. Une mission qui n’est jamais très évidente à relever mais qui a donné naissance à cette très belle filmographie, aux formes cinématographiques diverses et aux thématiques passionnantes.

Alors n’attendez plus pour embarquer : ce mois-ci, c’est en mer qu’Autour du 1er mai vous fait voyager, au gré des six films coups de cœur du festival Pêcheurs du monde – et d’un bonus choisi par nos soins  !

(*) Les films suivis de ce symbole sont disponibles en ligne en intégralité. Suivez les liens indiqués sur chacune des fiches correspondantes.

La filmographie est également téléchargeable ici.

© Ostrov - DokLabGmBH

Des ressources halieutiques dans les filets des multinationales

Commençons par les films qui dénoncent avec force les excès des pratiques industrielles, et notamment les spoliations des ressources. Salmonopoly (*), documentaire d’investigation édifiant réalisé par le journaliste Wilfried Huismann et le documentariste Arno Schumann, soulève bien la question de l’impact socio-environnemental de l’élevage intensif de saumon et de sa (non-)durabilité. Même s’il date de 2010, peu de choses semblent avoir changé depuis (1) et cette enquête précise sur le géant du secteur (appelé à l’époque Marine Harvest et plus connu aujourd’hui sous le nom de Mowi) permet de mieux saisir dans sa globalité l’écosystème de cette industrie et l’ampleur de ses répercussions, au-delà de la seule santé des consommateurs européens.

Des ravages causés au Chili par un virus importé en même temps que le saumon norvégien à la pollution des eaux et des fonds marins (contaminés par les énormes consommations d’antibiotiques et étouffés sous les quantités astronomiques d’excréments des saumons qui asphyxient par anoxie les organismes vivants), en passant par les pêcheurs locaux qui avouent avoir dû se résigner à devenir les «  esclaves  » d’une industrie mondialisée tant les ressources halieutiques qui les faisaient vivre ont toutes disparu… Salmonopoly déroule méticuleusement les conséquences néfastes des fermes aquacoles géantes sur la biodiversité et les habitants. À ce titre, l’écart entre les pratiques de Marine Harvest en Norvège et au Chili (où les réglementations sont nettement moins – voire pas du tout – contraignantes) est particulièrement éclairant quant à l’ampleur du désastre et suffit à nous faire comprendre la nature des motivations du groupe – faire le plus de profit le plus rapidement possible, sans aucune considération environnementale ou humaine. Mais Salmonopoly interroge également les pratiques d’ONG mondiales comme le WWF qui a accepté, en 2008, un accord financier avec Marine Harvest… et que certains accusent d’apporter une caution verte à des entreprises qui méprisent pourtant l’environnement et les droits sociaux (2).

Autre style – plus cinématographique – mais craintes identiques exprimées dans Poisson d’or, poisson africain (*) de Thomas Grand et Moussa Diop, où les populations de la Casamance au Sénégal voient d’un mauvais œil les menaces que fait peser l’implantation d’une usine chinoise de farine animale sur leurs ressources alimentaires et financières. Le constat de cette spoliation se fait d’autant plus percutant qu’il arrive après que le film a pris le temps de profondément nous immerger, dans l’espace et dans la durée, au cœur de cette pêche aux sardinelles qui mobilise et fait vivre des milliers de personnes. Par sa construction narrative très particulière, Poisson d’or, poisson africain nous emmène, comme dans un long et unique travelling, de la mer à la terre, du large à la route qui emporte avec elle les sardinelles fumées et transformées. Et ce faisant, il nous plonge dans les multiples gestes et métiers de ces hommes et de ces femmes, venus de tout le pays mais aussi de Guinée, de Côte-d’Ivoire, du Burkina, du Mali… Et malgré des dangers plus grands encore qui guettent, il n’ignore pas pour autant les écueils et contradictions de cette pratique qui surexploite les ressources (les sardinelles, mais aussi les forêts alentours), qui nuit à la santé des travailleurs qu’elle précarise tout en continuant de nourrir toute l’Afrique de l’Ouest.

Du côté des pêcheurs oubliés

Ostrov. L’île perdue, de la réalisatrice Svetlana Rodina et du photographe Laurent Stoop, s’intéresse à celles et ceux que les puissants ont oubliés. Sur cette petite île de la mer Caspienne rebaptisée «  Ostrov  » par les deux cinéastes afin d’inscrire leur récit dans un universel poétique («  ostrov  » signifie «  île  » en russe), les habitants, délaissés par l’État russe depuis la chute de l’Union soviétique, survivent tant bien que mal malgré l’absence de routes, d’électricité et surtout de travail : autrefois au cœur de l’économie insulaire, la pêche au caviar y est en effet aujourd’hui illégale. Ce qui n’empêche pas Ivan, le protagoniste principal du film, de se rendre régulièrement en mer pour nourrir sa famille, et ce, bien qu’il ait déjà été emprisonné plusieurs fois pour braconnage. Dès son ouverture, avec ses images de pêche clandestine, ce documentaire d’auteur réalisé en immersion et hanté par une atmosphère surréaliste nous fait partager le quotidien de l’île et nous plonge «  dans un lieu intemporel et apatride dont les frontières et les lois semblent échapper à l’entendement de ses habitants eux-mêmes  » (3).

Poésie des images encore et immersion dans le quotidien d’une famille toujours avec My Name is Salt. Cette fois c’est au cœur d’une drôle de pêche que nous plonge le très beau film de Farida Pacha, tourné en plein cœur du désert de Little Rann of Kutch. La mer, éphémère, on ne l’y voit que très peu. Et si le sel, lui, est partout, il faut aller le chercher sous la surface du sol craquelé et cuit par le soleil. My Name is Salt suit le dur labeur de ces quelque 40 000 personnes qui, chaque année, quittent leurs villages et migrent au beau milieu de ce désert austère et brûlant pour y passer huit mois avec très peu d’eau et de provisions afin d’y reconstruire les marais qui leur permettront de récolter l’or blanc… jusqu’à ce que la mousson suivante détruise tout sur son passage et que, l’année suivante, il leur faille tout recommencer, inlassablement.

Au-delà de sa grande beauté visuelle, il y a un côté envoûtant dans ce documentaire de création qui, en l’absence de tout commentaire et avec très peu de mots prononcés par ses protagonistes, laisse toute sa place au silence du lieu, mais aussi aux sonorités du travail en train de se faire, de la récolte à l’œuvre.

Dans l’intimité des morts

Comme en écho avec Ostrov et ses habitants vivant repliés sur eux-mêmes, et malgré son côté sombre et dur, qu’il fait bon (re)voir La Mer et les jours (*) de Raymond Vogel et Alain Kaminker qui, avec son charme suranné, nous décrit le quotidien de l’île de Sein pendant la longue saison d’hiver. On y voit la vie à terre, mais aussi et surtout en mer, notamment quand les îliens n’hésitent pas à se risquer à bord de leur canot pour sauver des marins naufragés. Comme dans Ostrov, mais ici de façon plus dramatique, les cinéastes ont tant souhaité s’intégrer auprès des pêcheurs et partager chacun de leurs faits et gestes que l’un d’eux en est mort noyé. C’était le 15 novembre 1958, ils participaient alors à la relève des gardiens du phare par gros temps  ; et alors qu’Alain Kaminker s’obstinait à vouloir continuer de filmer, une lame de fond l’a tragiquement emporté…

Quelle triste ironie du sort pour un film témoignant si bien de l’omniprésence, sur l’île, de la mort grâce notamment au commentaire en voix-off écrit par Chris Marker, dont la simplicité des mots tombe comme un couperet et nous martèle toute leur puissante évidence : «  Tous les hommes sont mortels bien qu’en général ils fassent comme s’ils n’en savaient rien. Mais comment l’oublier ici, où l’on vit dans l’intimité des morts, où la salutation de bienvenue est “Joie aux trépassés“  ?  » Ou plus loin, encore, habillant l’univers sonore d’un plan fixe montrant un visage impassible : «  Dans la maison voisine, une veuve dînait en face de deux portraits : son mari sur son lit de mort, son fils péri en mer. La dernière photo de l’un, la seule de l’autre.  » Sans oublier cette dernière phrase, peu après l’enterrement, qui vient clore le film du voile de l’inévitable : «  Toute la population de l’île accompagna les morts. Et le lendemain fut un jour comme les autres.  »

Rendre hommage à ceux que la mer a engloutis, c’est la motivation première de Septembre 1930. Thoniers dans la tempête (*). Des panneaux titres l’annoncent clairement dès l’ouverture, dédiant le film : «   [à] tous les marins péris en mer  » et «  aux 25 mousses et jeunes novices, emportés par la tempête en ces jours sombres de septembre 1930  ». L’originalité de ce docu-fiction réalisé par le chercheur Alain Pichon est d’avoir eu recours à 143 tableaux, peints pour l’occasion, afin de nous faire vivre les jours et les nuits passés en enfer par les 300 marins pris dans la tempête, en pleine mer Celtique, au large de l’Irlande. Si cette tempête a été exceptionnelle en terme de puissance et de durée, elle l’a surtout été en termes de pertes humaines : 27 bateaux disparus, plus de 200 morts… Un énorme drame collectif et un devoir de mémoire auquel répond ici le cinéma.

«  La mer, c’est normal qu’on en tombe amoureux  »

Mais aussi fort que plane la mort, le quotidien de la vie de pêcheurs est aussi fait d’amour. C’est ce qui reste et réchauffe le cœur après avoir visionné La Mer à l’envers (*) de Yolande Josèphe, le coup de cœur qu’Autour du 1er mai vous propose en bonus des six films choisis par l’équipe de Pêcheurs du monde. En 2018, le festival avait d’ailleurs donné la possibilité à son public de redécouvrir ce film, tandis que la réalisatrice était invitée à présider le jury professionnel.

Bien que datant du début des années 1980, La mer à l’envers porte un regard très contemporain sur ce monde perçu comme très masculin : il présente en effet le travail et la vie d’un matelot de pêche industrielle, de son propre point de vue mais aussi de celui de sa femme. Et si ce documentaire atypique fête cette année ses 40 ans, il pourrait tout autant être éternel à l’instar du lien fort qui unit ses protagonistes. Au-delà de la tendresse de leurs paroles croisées, de leurs témoignages sur leur vie de couple par voix off interposée – une voix off posée sur les images de leurs quotidiens respectifs : en mer pour lui, à terre pour elle –, le film explore avec justesse cette contradiction inhérente à la vie de marins : l’amour qu’ils portent à la mer. Malgré la dureté (physique et sociale) de leurs métiers, malgré les risques et la mort qui rôde, sans cesse.

Comme pour plusieurs autres films de cette sélection (identifiés par le symbole (*)), La Mer à l’envers est en ligne et en accès libre : vous auriez tort de ne pas vous y plonger… Et comment terminer cette filmographie autrement qu’en le citant, avec ces mots qui parleront à tous les amoureux et toutes les amoureuses inconditionnel·les de l’océan, du large à ses rivages :

«  Depuis toujours elle a bercé les rêves, et des hommes sont partis pour le mystère et l’aventure. Depuis toujours elle a fasciné ceux qui rêvaient de liberté. Il était une fois, la mer  ».

 

Notes

(1) Voir à ce sujet l’article du Monde «  Au Chili, la folle croissance de l’industrie du saumon, visée pour ses conséquences sur l’environnement  » du 7/20/2022, ainsi que celui de Luxury Tribune «  Saumon : gloire et désastre d’une industrie en pleine expansion  » du 22/12/2022 qui évoque la crise du saumon de 2016 au cours de laquelle une étrange marée rouge liée à une prolifération hors du commun d’algues toxiques (elle-même une conséquence directe des activités liées aux fermes de saumons) a envahi les côtes de la Patagonie et mis à terre toute la filière de la pêche dans la région. Encore aujourd’hui, 75% des saumons atlantiques proviennent de la Norvège et du Chili, et dans ce dernier pays, les dégâts sur la biodiversité mondiale sont toujours aussi inquiétants…

(2) Voir à ce sujet l’article «  Le Panda et le Saumon. La face sombre du WWF  » paru dans le bulletin de l’association Pêche & Développement en 2014.

(3) Critique d’Ostrov. L’île perdue sur Cineuropa.

Du côté des festivals