Hyperconcentration des médias : la démocratie en danger

Sélection réalisée en : avril 2022

Par Sophie Gergaud, programmatrice à Autour du 1er mai

La filmographie est également téléchargeable ici.

Dans le cadre du partenariat qui lie Autour du 1er mai à la Ligue des droits de l’homme, Amnesty International et l’Observatoire international des prisons le temps d’une séance mensuelle de cinéma intitulée «  Un écran - des droits  » au Majestic Bastille à Paris, nous vous convions à la projection de «  Média Crash : qui a tué le débat public  ?  » le 10 avril à 11h, suivie d’une rencontre avec Elianor Monkam et Edwy Plenel (Mediapart). À cette occasion, notre filmographie mensuelle vous invite à regarder du côté de documentaires (qu’ils soient récents ou pas) qui tous, à leur manière, nous appellent à diversifier nos sources et alertent sur le danger que l’homogénéisation des médias fait plus que jamais peser sur nos démocraties…

© Fin de Concession - CP Productions

«  L’hyper-concentration des médias est un fléau médiatique, social et démocratique  »

Tel était le titre de la tribune collective publiée dans Le Monde du 15 décembre 2021 dénonçant la menace que représente le regroupement de nombreux médias entre les mains de quelques milliardaires, au premier rang desquels se trouve Vincent Bolloré. Ainsi, «  jamais sans doute un homme d’affaires français n’a concentré autant de médias entre ses mains. Jamais la production d’informations et la production culturelle n’ont dépendu à ce point d’une seule et même personne qui méprise l’une des valeurs fondamentales de toute démocratie : l’indépendance des journalistes  ». Media Crash illustre parfaitement cette situation en montrant comment quelques industriels milliardaires, propriétaires de télévisions, radios, journaux utilisent leurs médias pour défendre leurs intérêts privés, au détriment de l’information d’intérêt public. En cachant ce qui est essentiel, en grossissant ce qui est accessoire, en faisant aussi parfois pression sur les journalistes, ces médias façonnent, orientent, hystérisent pour certains le débat. Avec la complicité de certains responsables politiques… qui s’en accommodent volontiers  !

Dans un format plus court, le mini-documentaire produit par Reporters sans frontières, «  Système b. L’information selon Bolloré  » est tout aussi édifiant. Diffusé en accès libre depuis octobre 2021 (moment où Vincent Bolloré venait d’accroître encore un peu plus son empire médiatique en lançant une OPA sur le groupe Lagardère), ce reportage se veut un signal d’alarme quant au danger qu’une telle concentration de médias fait peser sur le débat démocratique et RSF l’accompagne de plusieurs recommandations simples et concrètes visant à lutter contre la concentration des médias et à défendre l’information comme bien commun.

La critique des médias au cinéma a déjà une histoire…

Si voir Média Crash et Le système b. est essentiel tant ils font le point sur l’état du journalisme aujourd’hui, la critique des médias ne date pas d’hier - leur concentration n’étant pas un phénomène nouveau, ni l’apanage du seul Bolloré. Il suffit pour s’en convaincre de regarder du côté de la collection éponyme sur Cinémutins (que vous retrouverez dans notre Base cinéma & société via le chemin d’accès «  Médias, fabrique de l’opinion et pratiques d’expression citoyenne  »).

Y figurent des cinéastes comme Pierre Carles avec, entre autres, «  Pas vu, pas pris  » réalisé en 1998 (!) ou «  Fin de concession  » en 2010, mais aussi Gilles Barbastre et Yannick Kergoat avec «  Les Nouveaux chiens de garde  » en 2011. Autant de films qui viennent alimenter une réflexion salutaire au sujet de cette profession à hautes responsabilités et qui décrivaient déjà la privatisation galopante des médias et leur concentration toujours plus importante comme l’un des facteurs déterminants du délabrement du débat public. D’autre part, les travers des formations au métier de journaliste exposés en 2012 par Julien Després dans «  Profession journaliste  » ne sont pas non plus étrangers au fait que la production de l’information favorise l’émergence d’un consensus libéral mou.

En (re-)regardant ces films dix à vingt ans plus tard, Média Crash apparaît certes davantage comme un nouvel état des lieux de la question plutôt qu’une révélation, mais il met aussi d’autant plus en exergue la nouveauté de la stratégie de Bolloré et consorts : à la fois plus offensive, plus directe et droitière.

Une partie de campagne

Au cœur de ces films, c’est la connivence de plus en plus étroite des journalistes et du pouvoir politique qui est remise en cause. Alors évidemment, à quelques jours du premier tour de la présidentielle, l’occasion était trop belle de ressortir de nos étagères (virtuelles ou pas) quelques films essentiels pour réfléchir à la façon dont les médias dominants couvrent ces moments clés de la vie politique française. Comme l’indique CinéMutins en introduction de sa collection «  Images de campagne  », désormais ce type de films constitue quasiment un genre cinématographique à part entière. Citons par exemple «  Première campagne  » (2019) dans lequel Astrid Mezmorian, une jeune journaliste à peine arrivée au service politique de France 2, est chargée de suivre la campagne d’Emmanuel Macron de 2017. Ou bien l’édifiant «  Hollande, DSK, etc.  » (2012) qui confronte des directeurs de journaux et autres éditorialistes chevronnés à la mise en évidence de leur parti pris dans le traitement médiatique du candidat socialiste.

Mais on pense aussi au passionnant «  Depuis Mediapart  » (2018). Plus rassurant – en ce qu’il nous réconcilie quelque peu avec la profession –, ce documentaire nous plonge en immersion dans la rédaction du célèbre journal en ligne et nous donne à voir, jour après jour, le quotidien de celles et ceux qui y travaillent en plein contexte électoral, sur fond de dossiers comme l’affaire Baupin, les Football Leaks ou autres financements libyens… Il y a aussi «  L’insoumis (Jean-Luc Mélenchon)  » (2018) qui, dans le contexte d’une campagne présidentielle qui n’a ressemblé à aucune autre dans le paysage politique contemporain, suit et accompagne au plus près ce personnage politique haut en couleurs, la caméra nous révélant des facettes de sa personnalité qui ne sont pas celles que l’on voit habituellement dans les médias.

Enfin, on le sait, le cinéma est aussi territoire d’une mémoire plus longue et il est toujours sain de revisiter les grands classiques. Impossible de ne pas citer ici «  Une partie de campagne  » (1974) consacré au candidat Valery Giscard d’Estaing qui, une fois élu président, l’a censuré… et ce, pendant près de trente années  ! Un document quasiment d’archives sur une époque où il n’y avait pas de communicant·es professionnel·les dictant les comportements des candidat·es en campagne, tandis qu’aujourd’hui, la communication politique s’immisce partout.

Et pour quelques films de plus…

On se quitte en vous recommandant quatre documentaires portés par les personnalités atypiques de leurs protagonistes. Dans le petit bijou d’humanité et d’inventivité qu’est «  Le kiosque  » (2021), la réalisatrice Alexandra Pianelli nous livre, en caméra subjective, son regard à la fois tendre et décalé sur la disparition programmée de la presse papier et, avec elle, celle de la profession de kiosquier. Dans «  Voix off  », Marcel Trillat revient sur 40 ans de journalisme télé et raconte son parcours iconoclaste au sein du PAF ainsi que sa relation avec le pouvoir. Interpelé par la liberté de ton de celui qui fut pourtant directeur adjoint de l’information de France 2 tout en clamant que «  seule la résistance peut assurer une carrière paisible  », le réalisateur Yves Gaonac’h s’entretient longuement avec celui qui est reconnu encore aujourd’hui par la profession comme un modèle de lutte contre la censure et l’autocensure, et pour le sens qu’il a donné à son travail au sein de rédactions de service public jugées «  bagarreuses  » et «  rebelles  » car prônant la pluralité des points de vue…

Autre film-entretien fleuve, «  Chomsky, les médias et les illusions nécessaires  » met en lumière l’analyse approfondie des médias de masse menée par le linguiste, intellectuel et militant réputé Noam Chomsky. Il y démontre combien propagande et démocratie ne sont pas incompatibles – bien au contraire puisque les populations non contraintes par la force sont alors soumises à des formes plus subtiles d’oppression idéologique par l’intermédiaire des médias et des flux d’actualités quotidiennes. Ce film, primé plus d’une vingtaine de fois, se veut un véritable «  cours d’autodéfense intellectuelle  », dont les presque trois heures se révèlent plus que salutaires. Et ce, même 30 ans après sa première diffusion (doit-on s’en réjouir ou s’en inquiéter, c’est selon…).

Impossible de ne pas terminer cette sous-sélection de portraits forts et atypiques sans mentionner «  Hacking justice  » (2021) sur Julian Assange, fondateur de WikiLeaks qui a dévoilé les pratiques de corruption ordinaire des multinationales et celles d’espionnage, de propagande, d’assassinat et de torture des États. Véritable lanceur d’alerte, il est, depuis, devenu une cible à abattre. Et tandis que la grande majorité des médias dominants reste silencieuse face à la torture physique et morale dont il est victime en prison, voir, acheter et diffuser le film permet de mieux faire connaître son combat – notre combat – pour la défense de la liberté d’informer.

P.S : Les médias, le monde… et vous  ?

Allez, on se quitte vraiment cette fois, mais sur une note d’espoir médiatique avec «  Les médias, le monde et moi  ». La réalisatrice Anne-Sophie Novel, elle-même journaliste, constatant combien sa profession est en mal d’amour de la part de Français·es «  dégoûté·es  » des médias, nous donne quelques pistes pour mieux cultiver notre «  hygiène informationnelle  » et éviter «  l’infobésité  ». En complément de ce documentaire enthousiasmant, n’hésitez pas à aller jeter un coup d’œil du côté de notre autre filmographie «  Une autre information est possible : des documentaires engagés pour des médias libres et citoyens  ». Réalisée en 2014, elle répertorie quelques initiatives (toujours d’actualité) qui valorisent des modes alternatifs de production et de diffusion de l’information et tentent de réconcilier les médias, le monde… et nous  !

Maintenant, c’est votre tour : immergez-vous dans ces histoires, faites-les vôtres et partagez-les  !